“Les femmes exercent en Colombie une gouvernance unique” : deux sciencepistes à la rencontre de militantes colombiennes
À 22 ans, Hortense Jauffret et Jade Vergnes s’apprêtent à publier aux Éditions du Jasmin un ouvrage adapté de la série de reportages qu’elles ont réalisés au cours de leur 3A en Colombie. Le livre reprend ainsi les entretiens qu’elles ont menés avec vingt femmes colombiennes de tous horizons, toutes engagées dans différents combats liés à la paix.
C’est un projet qui a commencé il y a deux ans, un peu par hasard, avec beaucoup d’enthousiasme et pas mal d’improvisation. À l’époque, Jade et Hortense, sont toutes deux étudiantes en 3A à Bogota (Colombie), et éprouvent une grande curiosité pour le pays dans lequel elles viennent de débarquer. “Et puis un midi, au restaurant, on parlait d’une interview qu’on devait mener pour un cours avec une femme à la tête d’un projet lié au compost, et on s’est dit : pourquoi ne pas multiplier les interviews et en faire un reportage au long cours ?” raconte Jade, aujourd’hui en année de césure, tout comme Hortense. “On était passionnées par ce pays qu’on ne connaissait pas, on avait envie de poser des questions à tout le monde pour mieux le comprendre, mais on n’osait pas… Et le format de l’interview nous a paru être le parfait prétexte pour aller à la rencontre des gens.”
Les femmes colombiennes, une force omniprésente
Au fil du temps, le projet prend forme : il consistera en différentes interviews de femmes colombiennes de tous profils, âges, milieux sociaux et origines, toutes engagées dans un projet citoyen, politique ou social. “On avait envie de mettre en lumière le rôle très particulier des femmes en Colombie. On a souvent l’image de la Colombie comme un pays très machiste, et certes, les femmes sont les premières victimes du conflit qui y fait rage depuis des années, car elles sont notamment visées par des violences sexistes et sexuelles, mais elles occupent aussi un rôle à part”, analyse Jade. “En fait, les femmes sont omniprésentes, partout dans le pays, et elles ont beau être invisibilisées, elles mènent au jour le jour des combats cruciaux dont on a voulu parler”. Les deux étudiantes vont ainsi à la rencontre d’anonymes comme de femmes célèbres, qu’elles découvrent “grâce à un mélange de recherches et de bouche-à-oreille” : “On s’est entretenues avec des femmes engagées en politique, une nommée au Prix Nobel de la Paix, une leader d’une communauté indigène…” énumère Jade.
Une diversité essentielle
“Il était extrêmement important pour nous d’avoir un panel de femmes aussi diverses que possible, car la Colombie est un pays multi-ethnique, avec plus de 65 langues parlées sur son sol, de nombreuses communautés indigènes, et de très fortes disparités au sein de la population”, insiste l’étudiante. “De plus, chacune des femmes qu’on a interrogées avait un regard différent sur le conflit, ce qui nous a paru essentiel étant donné la complexité de la situation.” La Colombie connaît en effet depuis les années 60 une guerre civile très meurtrière, qui oppose les FARC (des rebelles marxistes constitués en guérilla) au gouvernement. “Des accords de paix ont été signés en 2016, mais la guerre n’est pas terminée dans les territoires, on assiste à beaucoup d’assassinats politiques, et le président d’extrême-droite actuel [Iván Duque, élu en 2018] remet lui-même les accords en question. Avec l’actualité récente, on a complètement oublié la Colombie, alors que le pays est devenu une cocotte-minute qui pourrait exploser à tout moment”, explique Hortense. A travers leurs interviews, les étudiantes appréhendent ainsi de façon directe et incarnée les problématiques rencontrées par leur pays d’adoption.
Un apprentissage sur le terrain
Au fil des mois, les étudiantes portent un regard nouveau sur leur propre projet, et lui donnent de nouvelles orientations. “Quand on a commencé les interviews, on avait encore des niveaux d’espagnol de lycéennes, et on passait à côté de pas mal d’informations ! Avec le temps, et avec un vocabulaire de plus en plus étendu, on a petit à petit repris nos interviews, et on était parfois très surprises par ce qu’on y découvrait !” renchérit Hortense. Au-delà de leurs progrès linguistiques, les deux jeunes femmes ont surtout éprouvé un métier qui leur était inconnu. “On s’est lancées dans ce projet sans rien connaître au journalisme, et on a appris directement sur le terrain, Jade à la technique, moi du côté éditorial, chacune relisant, corrigeant et collaborant au travail de l’autre”. Les jeunes femmes s’essayent à des formats variés : “Au départ, on publiait nos interviews sous forme d’articles bilingues espagnol/français, avant de tenter des entretiens vidéos, le tout sur un site dédié.” L’idée du livre est venue progressivement, et a nécessité un gros travail d’adaptation : “Dans notre esprit, le livre a très vite été conçu comme destiné à un public français. Il a donc fallu réécrire nos articles, y introduire des éléments explicatifs, reformuler certaines expressions…” détaille Hortense.
“Deux petites meufs de 20 ans face à une nommée au Nobel”
“Très clairement, ce projet nous a fait grandir, et on y a énormément appris”, témoigne Jade. “A nos débuts, on se considérait comme de simples relais, on ne faisait que traduire littéralement les entretiens, et petit à petit, on a appris à les contextualiser et les enrichir.” “On a nous-mêmes beaucoup changé”, appuie Hortense. “Être deux petites meufs de vingt ans face à une nommée au Nobel, c’est quelque chose ! Comme beaucoup de sciencepistes en 3A, on se cherchait, et ce projet nous a énormément nourries.”
Les jeunes femmes se souviennent avec émotion de certaines de leur rencontres : “Je pense notamment à Maria Fernanda, qui a été contrainte à la prostitution pendant des années et qui se bat aujourd’hui contre tous les trafics humains liés aux femmes, au prix de la sécurité”, décrit Hortense. “Sa vie a été ravagée par son combat, elle doit bouger de ville en ville en permanence, être accompagnée par un garde du corps… On l’a trouvée très méfiante au départ, et puis sa carapace s’est complètement fissurée, et on a toutes fini en larmes”.
“On n’a jamais quitté la Colombie”
“Aujourd’hui encore, les femmes que nous avons rencontrées nous suivent au quotidien”, s’émeut Jade. “On a digéré leurs mots, et elles ne le savent pas, mais elles sont un peu nos anges gardiens…”. Hortense confirme : “On n’a jamais vraiment quitté la Colombie. C’est une expérience incroyable qu’on a vécue. Elle nous a permis de découvrir la Colombie autrement, de poser un regard très différent sur ce pays qu’on réduit trop souvent à Narcos ou aux FARC depuis la France.”
À la veille de la parution du livre tiré de leurs reportages, les deux étudiantes n’ont encore “rien fixé pour la suite”, mais disent avoir vécu une expérience d’une telle richesse et avoir travaillé ensemble avec un tel plaisir qu’il n’est “pas impossible [qu’elles mettent] en œuvre de nouveaux projets à l’avenir”. À suivre donc !
Colombiennes, de Hortense Jauffret et Jade Vergnes, aux Éditions du Jasmin, disponible en prévente ici.