Le wokisme et ses détracteurs, de la menace imaginaire à la menace réelle : Panique à l’université, Francis Dupuis Déri
Francis Dupuis Déri présente son essai Panique à l’université analysant comment les médias instrumentalisent des peurs infondées pour promouvoir des discours conservateurs et réactionnaires.
Le lundi 3 octobre se tenait à Sciences Po une conférence organisée par le Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre (PRESAGE) autour de l’essai Panique à l’université : Rectitude politique, woke et autres menaces imaginaires, en compagnie de son auteur Francis Dupuis Déri.
Le titre est explicite : il s’agit d’analyser les phénomènes « woke », « politiquement correct » et d’invalider les thèses catastrophistes de ceux que l’auteur désigne comme des « Don Quichotte se battant contre des ennemis imaginaires ».
Autrement dit, de montrer que la « menace woke » n’existe pas.
Un universitaire qui connaît le milieu dont il parle…
Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) où il a lui-même réalisé ses études. Son analyse combine travail de recherche et déductions empiriques. C’est précisément dans son expérience qu’il puise la source de son essai, et notamment le souvenir d’un événement survenu au cours de ses études.
Le 16 décembre 1989, des attentats avaient lieu à l’UQAM, le coupable revendiquant une « déclaration de guerre aux féministes ». Parallèlement à cela, les années 1990 voient le développement de théories sur les « wokes », évoquant un militantisme – féministe notamment – radical qui ne laisserait plus la place à la liberté d’expression et qui se répandrait dans les universités. Pour le professeur, le paradoxe est aussi saisissant que révoltant.
Une définition assez éclairante de ce que les détracteurs du « wokisme » dénoncent nous est donnée dans le Figaro Etudiant. L’article, daté du 14 octobre 2021 est signé Claire Conruyt et évoque :
« Une lutte radicale portée par les militants antiracistes, féministes et LGBT […] qui peut provoquer des divisions violentes dans les universités, avec des étudiants qui se ne retrouvent pas dans le mouvement, mais aussi des enseignants qui souhaitent en débattre et qui finissent par être harcelés par leurs étudiants, et finissent par démissionner. » 1
Pour l’universitaire, cette manière alarmiste de présenter les choses ne fait en rien écho à son expérience. L’université qu’il connaît enseigne toujours les mêmes cours de sciences politiques classiques et modernes, avec les mêmes œuvres, toutes écrites par des hommes. De plus, les black studies et gender studies sont proposées, aux dires de Dupui Déri, par respectivement 10% et 7% des universités.
Il s’interroge donc sur ce qu’il juge être une « menace imaginaire ».
… contrairement aux « théories sur les wokes » qui utilisent l’université comme un « signifiant vide ».
Il analyse ainsi le développement de ces théories, depuis la fin du XXème siècle, dans l’espace médiatique étatsunien puis canadien et français. On entend tour à tour parler de « wokisme », « cancel culture« , « islamo-gauchisme »… Autant de mots dont nous saisissons mal la définition mais qui sont mobilisés afin de dénoncer ce que certains sont allés jusqu’à nommer « totalitarisme intellectuel ».
A titre d’exemple, en octobre 2021, Alain Finkielkraut s’exprimait de la sorte sur Europe 1 :
« Au temps du communisme, l’idéologie était la division d’un monde en deux dimensions : les exploiteurs et les exploités. Cette idéologie renaît sous la forme du wokisme. D’un côté il y a le mâle blanc prédateur, et de l’autre, les femmes, les minorités raciales et sexuelles. […] J’ai peur pour les jeunes, peur de ce que devient l’université française ». 2
Alain Finkielkraut
Les « théoriciens de la menace woke » dénoncent ainsi un phénomène qui se répandrait massivement dans les universités. Nous pouvons pourtant légitimement nous demander quelles universités sont concrètement concernées par ce phénomène ?
C’est dans cette question que se situe toute l’ambiguïté. Dupuis Déri précise que ces thèses passent sous silence la diversité du réseau universitaire et relèveraient, par conséquent, bien plus de lubies que d’un examen rigoureux. Les théoriciens du wokisme citent ainsi des exemples épars, parfois faux, souvent sortis de leur contexte, pour mettre en avant l’idée d’une censure, d’une menace.
Il en vient donc au constat que les théories qu’il analyse ignorent le milieu dont elles parlent. Pourtant, leur choix n’est pas fait au hasard. Selon l’invité, c’est précisément sur la méconnaissance générale de ce milieu qu’elles misent.
De la « Panique à l’université » à la panique généralisée.
En effet, le milieu universitaire ne concerne qu’une mince frange de la population. Évoquer ce qui se passe dans les universités est donc un biais permettant de semer la panique dans l’espace public, sans que la majeure partie de la société ne soit capable de distinguer le vrai du faux. L’université apparaît pour beaucoup comme un « signifiant vide » puisqu’ils ne savent pas ce qui s’y passe, ce milieu leur étant étranger. Il s’agit donc, pour les polémistes, d’un terrain privilégié permettant de diffuser ce que Dupuis Déri mentionne comme un « discours d’agitation politique ».
Le choix des mots non plus n’est pas anodin. Pour entretenir la panique, il est impératif de bien choisir ses termes et de les renouveler. La technique est simple, prendre des termes ou expressions préexistants et les sortir de leur contexte. Ainsi, le « politiquement correct » est issu du régime léniniste, le « wokisme » est, pour sa part, un anglicisme qui avait été utilisé par Martin Luther King lorsqu’il appelait à être éveillé à toute forme de discrimination, puis par le mouvement Black Lives Matter avec le slogan « stay woke ». Autrement dit, ces termes n’ont de sens que dans la bouche de ceux qui les dénoncent.
Dans son essai, l’auteur analyse la mise en place de ce climat de terreur dans l’espace médiatique, avec des polémistes qui se présentent comme « très courageux », alors qu’en réalité leur discours est particulièrement répandu, à l’inverse des écrits défendant le “wokisme” qui, d’après Dupuis Déri, sont largement minoritaires.
Des « menaces imaginaires » ?
Les “menaces wokes” étant imaginaires, aux dires de l’auteur, il n’en demeure pas moins une nouvelle forme de menace qui viendrait justement de ceux qu’il désigne comme “polémistes”. Il brosse ainsi un portrait schématique de ceux-ci, se résumant à trois mots : hommes, blancs, hétérosexuels. Dans une logique réactionnaire assumée, leur but serait de conserver leurs privilèges. Le tout relayé par des médias rachetés par des milliardaires qui eux-mêmes ont tout intérêt à conserver l’état des choses, toujours selon Dupui Déri.
L’honnêteté intellectuelle n’est donc ni une priorité, ni même une préoccupation pour ces théoriciens de la menace woke.
Le danger viendrait de leur côté, dans la mesure où nous sommes face à des intellectuels qui, au nom de la liberté d’expression, condamnent une forme d’expression qui serait “extrême”, “totalitaire”, en un mot : dangereuse. Ils laissent de surcroît entendre que le développement des connaissances gagnerait à être basé sur un conservatisme excluant, à titre d’exemple, les études de genre. Or, rappelle l’auteur, c’est une position plus que paradoxale, puisque la connaissance gagne à se fonder sur l’innovation et l’ouverture.
Dupui Déri en appelle à notre esprit critique, rappelant l’impératif de ne pas se laisser séduire par un discours polémique qui, se disant censuré, semble pourtant omniprésent. Il s’agirait de se demander quel discours censure l’autre et dans quel camp se situe la liberté d’expression ?
Si l’analyse est pertinente, en invalidant la menace “woke” et en brandissant la menace “réactionnaire”, elle omet peut-être une troisième menace qui est celle du manichéisme. Au-delà des gentils et des méchants, du camp du bien et de celui du mal, il est essentiel de faire preuve de nuance. De la même manière que dans son essai Francis Dupuis Déri reproche aux “polémistes” de ne pas tenir compte de la diversité du réseau universitaire, on pourrait lui reprocher de ne pas considérer la diversité de ces “polémistes”. La véritable question n’est pas de savoir dans quel camp se situe la vérité mais quelle position particulière est liberticide et de condamner ces discours au cas par cas.
Sources :