A Sciences Po, tout va pour le mieux chez les eurosceptiques
Près d’un mois après la rentrée universitaire, les associations europhiles commencent à faire entendre le son de leur voix : les Jeunes Européens organisent leur week end de rentrée début octobre, Europeans Now, après plusieurs mois d’absence, a repris les tables en péniche et une antenne d’EuropaNova s’installe sur le campus de Menton (cf. notre article “Qui parle des 28 au 27 ?”) . Si on l’ajoute à cette triade Le Parlement Européen des Jeunes, ce seront près de 4 associations pro-européennes qui essaimeront cette année dans la Rue St Guillaume et ses campus délocalisés.
La tâche qui attend ce large cortège est de taille : rivaliser sur le terrain des idées et de l’évènementiel avec la seule association eurosceptique du campus, Critique de la Raison Européenne, qui dans la catégorie des associations en pleine expansion animant l’année universitaire a tenu le haut du pavé au cours de l’année universitaire 2014-2015.
CRE, un vaste rassemblement eurosceptique transpartisan
L’association qui s’auto-définit comme “euro-mécréante” est née dans les couloirs de Sciences Po lors de la rentrée universitaire de septembre 2013. Fondée par Alexandre Loubet, élu tout récemment président national de Debout Les Jeunes (NDLR : le mouvement jeune de Debout la France, le parti de Nicolas-Dupont Aignan), la section sciencepiste regroupait en septembre dernier une vingtaine de sciences pistes “radicalement opposés à l’Union européenne telle qu’elle existe actuellement”. Depuis, ils seraient plus d’une centaine sur le groupe Facebook de l’association.
Sans compter les autres antennes universitaires qui ont essaimé depuis la Rue Saint Guillaume avec des petites soeurs plus ou moins actives à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à l’Institut Catholique de Paris et à l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg.
Pendant qu’Alexandre Loubet assurait la présidence de l’association nationale depuis les officines bruxelloises de l’Alliance pour la démocratie directe en Europe -le parti européen de Nigel Farage-, c’est Nicolas Pouvreau, étudiant en Master, qui a repris les rennes de la section sciencepiste l’an passé. Lui aussi vient de la droite gaulliste : il figurait d’ailleurs sur la liste d’Alexandre Loubet candidate au renouvellement du bureau national de Debout les Jeunes.
Mais si les gaullistes trustaient la présidence jusqu’à présent, c’est Côme Delanery, un deuxième année issu de l’”aile gauche” de l’association qui vient d’en prendre les commandes tandis qu’Alexandre Loubet a passé le relais à Nicolas Pouvreau sur le plan national. Et l’association est très attachée à ce que l’on ne néglige pas son caractère “transpartisan” qu’elle aime revendiquer à coups de droits de réponses enflammés contre les prétendus “amalgames faciles, idées préconçues et terroristes intellectuels”.
“Nous sommes issus des horizons politiques les plus divers, du Front de gauche au gaullisme traditionnel, en passant par le chevènementisme et une masse de non-affiliés. Lassés des vieux clivages fossilisés que les organisations installées tentent de nous imposer, nous avons le sentiment de partager un grand nombre de convictions essentielles : l’attachement au principe de souveraineté nationale, le refus du libre-échangisme comme dogme suprême de notre temps, le rejet d’une Union européenne dont le caractère oligarchique ne fait plus l’ombre d’un doute…” écrivaient-ils ainsi dans nos colonnes l’an passé.
« La jeunesse anti-conformiste de CRE brasse donc large : à la gauche des souverainistes tendance Dupont-Aignan, on trouve en effet une vaste nébuleuse terranovaphobe »
La jeunesse anti-conformiste de CRE brasse donc large : à la gauche des souverainistes tendance Dupont-Aignan, on trouve en effet une vaste nébuleuse terranovaphobe composée de chevènementistes, de lecteurs de Jean-Claude Michéa et Christophe Guilluy et de communistes nostalgiques du PCF des années 80, celui d’un Georges Marchais qui appelait “ceux qui veulent préserver l’indépendance et la souveraineté française” à voter PCF aux européennes de 1979.
“On a plein d’étudiants de la promo 2019 qui viennent de Contre Courant ou du Front de Gauche. Chez les 2A, il y a plus d’étudiants qui viennent de la gauche que d’étudiants de droite à CRE ! Il y a une vraie nouvelle gauche qui renaît à Sciences Po contre les libéraux libertaires” nous confie ainsi un des co-fondateurs issu de l’ “aile gauche” de l’asso.
“Honnêtement, il y a un vrai équilibre entre les deux pôles de gauche et de droite. La réussite de CRE, c’est qu’à gauche comme à droite, chacun se comptait un peu au début de l’année tandis que maintenant, plus personne n’est dans cet esprit. On a cessé de compter nos forces” assure également Nicolas Pouvreau.
Un dynamisme et une ambition intellectuelle incontestables … pour faire quoi ?
Et après avoir cessé de compter ses forces, Nicolas Pouvreau doit sans doute aussi avoir arrêté de compter les réalisations à l’actif de CRE qui a enchaîné les évènements depuis un an : Jean-Pierre Chevènement en Chapsal, tribune publiée dans Le Figaro, café de lancement avec Nicolas Dupont-Aignan, conférence transpartisane sur le déficit démocratique de l’UE, Henri Guaino en Caquot, débat inter-parti avec les responsables nationaux des mouvements jeunes etc ..
Force d’admettre que l’an dernier, CRE n’a pas chômé malgré les nombreuses difficultés auxquelles l’association a du faire face, symbolisées par la venue avortée d’Eric Zemmour. Officiellement, l’administration a refusé que le polémiste vienne pour “des raisons de sécurité”. Un responsable haut placé nous avait à l’époque confirmé qu’il n’y avait pas eu d’interdiction tout en estimant qu’en raison des propos tenus par Eric Zemmour sur Richard Descoings dans le Suicide Français, qui étaient “absolument honteux”, il n’était “pas vital que nos associations étudiantes ouvrent des libres tribunes à des gens qui n’ont pas le minimum de décence nécessaire dans ce type de situation.”
« Un responsable haut placé nous avait à l’époque confirmé qu’il n’y avait pas eu d’interdiction tout en estimant qu’en raison des propos tenus par Eric Zemmour sur Richard Descoings dans le Suicide Français, qui étaient “absolument honteux”, il n’était “pas vital que nos associations étudiantes ouvrent des libres tribunes à des gens qui n’ont pas le minimum de décence nécessaire dans ce type de situation.”
Un des autres potentiels temps forts de l’année de CRE avait également été annulé : la venue de Cecilia Malmström, commissaire européenne chargée du Commerce, chargée de finaliser le traité transatlantique. Censée se tenir dans l’amphi Chapsal le 15 avril dernier, cette conférence sur le TAFTA devait également réunir le député UMP des Yvelines Jacques Myard et l’ancienne ministre UDI Chantal Jouanno.
Or, les responsables de CRE avaient appris sidéré dans la newsletter de Sciences Po que Mme Malmstrôm se rendait bien à Sciences Po le 15 avril … pour une conférence sans contradicteurs organisée par le Centre des études européennes. Encore manqué.
Mais au-delà des évènements organisés (ou avortés), l’association a aussi fait preuve d’une vraie ambition intellectuelle. Une dizaine de recensions d’ouvrages sont publiées sur le site, des articles, et même un « cahier de CRE », baptisé “Souveraineté”. “Intellectuellement, on a une équipe de machines de guerre qui ont ingurgité des bouquins entiers” assure un des membres de l’association.
Une machine de guerre, certes, mais pour faire quoi ? Car la question qui se pose, c’est de savoir si toute cette agitation eurosceptique symbolisée par le dynamisme de CRE peut déboucher sur un projet politique concret ou si elle se résumera à une petite poignée d’étudiants sautant sur leurs chaises comme des cabris en disant «Non à l’Europe ! », « Non à l’Europe ! », « Non à l’Europe ! » sans que cela n’aboutisse à rien.
Et si CRE était une avant-garde de l’alliance des républicains des deux rives tant souhaitée par Jean-Pierre Chevènement ? La question est brûlante depuis quelques mois suite au départ du “Che” du MRC après avoir exprimé son souhait d’opérer un rapprochement avec Debout la France. Invité d’honneur de l’université d’été de DLF fin août, il a tenté sans succès de rassembler Mélenchon, Montebourg et NDA pour un colloque fin septembre.
« La question qui se pose, c’est de savoir si toute cette agitation eurosceptique symbolisée par le dynamisme de CRE peut déboucher sur un projet politique concret ou si elle se résumera à une petite poignée d’étudiants sautant sur leurs chaises comme des cabris en disant «Non à l’Europe ! », « Non à l’Europe ! », « Non à l’Europe ! » sans que cela n’aboutisse à rien. »
La question de réaliser l’alliance des multiples sensibilités de “la France du non” est au coeur des débats en interne à CRE : “j’ai longtemps été sceptique sur cette perspective, notamment sur l’économie : on a des gens au Front de Gauche ultra marxistes. Or, ce n’est pas tout à fait ma perspective, ni celle de l’UMP .. C’est une question qu’on se pose tous au sein de l’association. Personnellement, je n’ai pas de réponse” affirme Nicolas Pouvreau.
Un splendide isolement
Ce flou autour du projet politique de CRE se double d’une faible appétence de l’association pour la communication : pendant qu’Europeans Now trustait le haut des timelines avec leurs campagnes coms, les cahiers et recensions de CRE sont restés confidentiels, téléchargeables par PDF ou consultables sur un WordPress à la mise à page somme toute sommaire.
“On ne veut pas non plus rester entre souverainistes purs et durs qui jouent aux fléchettes sur une pièce d’un euro chaque soir, mais c’est vrai que cette année, on n’a pas travaillé la com, on a privilégié le travail de fond. On veut structurer un réseau de gens cohérents avant tout. Et puis je n’ai pas de compétences ni d’appétences dans le domaine, c’est un peu la tare de notre époque la com” admet Nicolas Pouvreau.
« On ne veut pas non plus rester entre souverainistes purs et durs qui jouent aux fléchettes sur une pièce d’un euro chaque soir » Nicolas Pouvreau
A entendre le responsable CRE, on serait tenté de croire que l’association ne cherche pas à convaincre ou en tout cas, à ne pas entrer dans une logique de conquête des esprits. L’objectif serait ailleurs, comme si le plaisir de se retrouver entre eurosceptiques minoritaires dans les couloirs du 27 pour se prêter des bouquins de Michea entre deux amphis se suffisait à soi-même. Vu de l’extérieur, les réunions germanopratines de CRE doivent avoir le charme des rencontres des jeunes et brillants esprits amis de Jacques Bainville se réunissant au Café de Flore.
La comparaison n’a rien d’insultante et ne porte pas sur le corpus idéologique de l’association mais bien sur cette attitude bainvilienne de sage en surplomb. Elle a en effet toutes les caractéristiques de la splendide indifférence maurrassienne, qui pour reprendre les mots de François Huguenin “lutte à côté de l’arène politique, juge les faits sans les faire, et pour finir, constitue une bulle mentale où tout serait possible mais où rien n’est réalisé”.
Mais si les euromécréants de CRE n’ont pas encore atteint le stade où ils délaisseront Manent pour Gramsci afin de mener une vraie bataille culturelle, avec une vraie stratégie de conquête des esprits, leurs adversaires europhiles sont loin de former une opposition digne de ce nom. L’an passé, Europeans Now, Le Parlement européen des jeunes et Les Jeunes Européens (qui, certes, cible ses très nombreuses actions sur l’hors Sciences Po) ont eu du mal à rivaliser avec CRE sur le plan des évènements et des publications.
“Les europhiles, on ne les a pas beaucoup vus. On a été assez surpris. C’est paradoxal car les positions fédéralistes sont puissantes à Sciences Po : le fait de se morceler en trois assos n’est peut être pas très intelligent” affirme Nicolas Pouvreau.
Drôle de paradoxe que cette apathie fédéraliste dans un bastion europhile. Tout se passe comme si les idées pro-européennes faisaient tellement consensus, comme une sorte de méta-idéologie diffuse, qu’elles ne disposeraient plus de relais. Comme si le triomphe de cet état d’esprit le réduisait à n’être qu’une tendance plutôt qu’une organisation, comme si au fond, il s’était sublimé en passant directement d’un état solide à un état gazeux, présent partout et nulle part à la fois.