Chroniques d’une extraterrestre – Épisode 1 : Nœud de huit et scoubidous
« Tut tut tut tut tut tut tut tut tut.
Non pas ça non, pas maintenant.
Tut tut tut tut tut tut tut tut tut.
Pitié, non, non, non.
Tut tut tut tut tut tut tut tut tut.
Faites que ça s’arrête.
Tut tut tut tut tut tut tut tut tut.
Ok. J’ai perdu, c’est toi le plus fort. »
Pour la première fois de l’année, j’ai perdu ma bataille contre le réveil. Et je la perdrai les deux cent dix jours qui suivront : jamais il ne s’arrêtera avant que je ne sois levée. Mais le réveil n’est qu’un piètre obstacle face à ce qui m’attend cette année, seulement ça, je ne le sais pas encore, et ce matin mon combat contre le réveil m’apparait comme le combat de toute une vie. Toutes les méthodes sont bonnes pour le pousser à renoncer avant moi : calfeutrage de mes oreilles sous la couette, concentration sur mon rêve qui s’évapore progressivement, coup de pied pour envoyer cet objet tout droit sorti de l’enfer dans le placard. Mais rien n’y fait, le réveil persévère, et plus les minutes passent, plus je sens la victoire s’éloigner : mon cerveau sort de la brume, mes yeux clignotent, ma bouche est sèche.
Alors, dignement, je renonce et je m’avoue vaincue : j’ouvre les yeux.
Et finalement ce matin, c’est soulagée que je m’extirpe du sommeil, parce que me réveiller m’évite de connaitre la fin de mon rêve qui, jusqu’à la sonnerie du réveil, ne faisait qu’empirer. A l’instant qui précède le déchirement de ma boite crânienne par la sonnerie, je suis nue sur un cheval devant la porte d’entrée de l’université, entourée de tous les autres étudiants qui se plient en deux de rire. Avant ça, j’avais remonté les Champs Elysées, dans la même tenue, sur le même cheval (précédemment volé à la garde nationale), et le tout en chantant la fameuse chanson de Joe Dassin : « Aux Chaaaamps Elysééees ». Je vois difficilement comment j’aurais pu me sortir de cette situation avec grâce et dignité, il n’est donc pas si grave que le marteau-piqueur qui me sert de réveil m’ait sortie de cette impasse.
Mais le répit est de courte durée, déjà une boule se forme dans mon ventre : c’est comme si mon intestin avait décidé d’apprendre à faire des scoubidous. Sans y croire, je passe aux toilettes pour vérifier que ce ne soit pas le combo riz-pomme de terre-pruneaux de la veille qui passe mal, mais non, rien n’y fait, les scoubidous restent bien noués. Comme le transit ne semble pas être en cause, je décide de donner une chance à la méditation qu’Instagram m’a vendu comme LA solution face au stress. Je m’assoie par terre, je lance une séance, mais au bout de deux minutes, je me retrouve à hurler sur mon téléphone : « Mais t’es con ou quoi, si je savais vider ma tête j’aurais pas besoin de toi ! Et puis d’où tu me donnes des conseils, c’est pas toi qui dans une heure va te retrouver comme une idiote nue dans un amphi avec quatre cents inconnus ! Donc viens pas me donner des leçons alors que ton seul problème c’est de savoir si t’auras encore de la batterie à la fin de la journée ! ».
Visiblement, mon cas est plus grave que ce que je pensais, une petite séance de méditation ne pourra rien y faire.
Je décide de changer de tactique pour terrasser mon adversaire et j’appelle une amie, ma mère, mon père, ma sœur, mon frère, le Président de la République, ma voyante, mais soit ils ne répondent pas, soit ils me prodiguent des conseils plus mauvais les uns que les autres.
« Respire, ça va aller ! », bien sûr que je respire sinon je serais raide morte et pas au téléphone avec toi, banane.
« C’est normal de stresser à la rentrée mais tu es à ta place autant que les autres. », je le sais ça merci, Parcoursup me l’a déjà dit.
« Dis-toi que quand tu seras présidente ta rentrée sera bien pire. », merci Monsieur le Président mais ce qui m’intéresse c’est ma rentrée aujourd’hui et pas dans trente ans (vingt si je me débrouille bien).
Bref, je ne sais pas si c’est eux qui sont incapables de me rassurer ou moi de les écouter mais ça ne fonctionne pas, je dois m’en remettre à moi-même.
Me vient alors une dernière idée : ignorer complètement mon nœud dans le ventre, comme quand un enfant m’embête : si je lui fais croire qu’il ne me dérange pas, qu’il n’existe pas à mes yeux, il finit par se lasser et va embêter quelqu’un d’autre. Je m’affaire donc à me préparer pour faire croire au nœud que j’ai bien d’autres centres d’intérêt que lui, qu’il ne m’embête pas du tout et qu’il ferait mieux de se trouver un autre ventre à torturer. Mais visiblement, le nœud se moque royalement d’avoir mon attention ou pas, il ne s’occupe que d’accomplir rigoureusement son travail de nœud. Peut-être les nœuds de ventre ont-ils mal négocié leurs conditions de travail et n’ont pas le droit de prendre des pauses sans risquer le licenciement ?
Alors que mon esprit s’égare sur la possible syndicalisation des nœuds de ventre, mon téléphone me rappelle que je dois partir immédiatement, sinon je n’aurai plus à m’inquiéter de cette rentrée puisque je l’aurai ratée. J’attrape mes affaires, je saute dans mes chaussures, je passe le pas de la porte, et au moment de la claquer… BAM. Je me prends un coup de massue en pleine tête. Ce n’est pas mon nouveau voisin qui essaie de se débarrasser de moi, non, c’est ma mémoire qui prend un malin plaisir à me rappeler au dernier moment que cette année ma rentrée est « en distanciel », et que mon premier cours sur le campus n’est que demain. Je n’ai plus qu’à retourner au fond de mon lit, avec mon ordi, mon compte Zoom et mon nœud, qui a décidé de s’installer au fond de mon ventre pour un petit moment.
Illustration : Sara-Luna Attali