Christo Grozev ou « le cauchemar du Kremlin »
« Nous sommes le pire cauchemar du Kremlin » : Christo Grozev, directeur de Bellingcat, invité exceptionnel de la leçon inaugurale de l’école de journalisme
C’est en ces termes que Christo Grozev a présenté le groupe d’investigation Bellingcat, connu pour avoir révélé l’implication des autorités russes dans le crash du vol Malaysia Airlines, des empoisonnements de Serguei Skrypal et de l’opposant Alexei Navalny. Invité exceptionnel de la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, le lundi 5 septembre, le directeur du groupe est revenu sur les raisons de son engagement hors du commun.
« Il y a 8 ans, je dirigeais une radio commerciale, mais ce n’était pas ce que je voulais faire. Je voulais enquêter » concède Christo Grozev devant un amphithéâtre Emile Boutmy plein à craquer. Mais l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 joue le rôle d’un détonateur : « je me suis rendu compte de l’engagement des médias russes dans le lavage de cerveau » d’une partie de la population ukrainienne.
M. Grozev rejoint ainsi l’aventure Bellingcat, groupe d’investigation utilisant les méthodes de l’Open source pour enquêter. Fondé par le journaliste britannique Eliot Higgins en juillet 2014, la première grande enquête du groupe mettra en cause les autorités russes dans la destruction du vol MH17 de la Malaysia Airlines, transportant 283 passagers.
Depuis, le responsable de la section Russie et son équipe multiplient les coups de maître : en 2020, ils identifient les empoisonneurs du leader d’opposition russe Alexei Navalny, après avoir identifié ceux de l’agent double Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia sur le sol britannique quelques mois plus tôt.
Pallier les faiblesses du droit international
Une ambition : Bellingcat agit là où le droit international échoue. « Il suppose que les gouvernements sont bons, et qu’ils ne peuvent commettre des crimes. Le principe de souveraineté des Etats empêche de poursuivre les responsables » juge le journaliste bulgare. « Quand Navalny a été empoisonné sur le sol russe, il incombait aux autorités russes d’enquêter » rappelle-t-il avec une pointe de sarcasme. Résultat : les russes ont dit que c’était la femme de Navalny qui l’avait empoisonné.
Grâce à Christo Grozev et son équipe, les exactions du gouvernement russe ont pu être dévoilées à la face du monde : « Les russes [eux-mêmes] ont compris que Poutine était un tueur ». Une déclaration qui résonne avec les mots de Marie Mawad, doyenne de l’Ecole de journalisme, qui affirmait en introduction que le journalisme d’investigation permettait de « mettre au jour la vérité ». Voire, de « sauver des vies » et de « changer le monde » selon les mots de Sergei Guriev, professeur d’économie et opposant en exil.
Conscient de la guerre d’information qui se joue entre la Russie et l’Ukraine, Bellingcat pratique depuis le début de l’invasion russe le fact checking, afin de traquer les fausses informations. Le groupe indépendant constitue également progressivement une base de données afin de documenter les crimes de guerre russes.
Mission à hauts risques
Pour mener à bien sa mission, Bellingcat se dit totalement indépendant financièrement, et refuse le soutien de tout gouvernement ou parti politique. Ses financements sont issus de dons strictement contrôlés selon les dires de Grozev, ainsi que des formations payantes dispensées aux journalistes et, parfois, aux forces de l’ordre.
Être « le pire cauchemar du Kremlin » engendre inévitablement des risques majeurs. A la question – bien attendue – d’une étudiante sur les dangers encourus, Grozev tente d’en minimiser la gravité. Le journaliste rétorque qu’il ne le saura qu’au moment où un drame surviendra.
En attendant, les membres de Bellingcat sont régulièrement hackés et suivis par le FSB (Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie). Des circonstances périlleuses qui leur font user de mille et unes stratégies afin d’éviter à tout prix d’être localisables. M. Grozev explique ainsi à son auditoire circonspect qu’il réserve systématiquement plusieurs billets d’avion vers des destinations différente quand il se déplace, afin de brouiller les pistes des renseignements russes.
Christo Grozev l’affirmait dès le début : être journaliste requiert du courage. Courage de fixer ses propres règles éthiques, de défier les autorités, d’assumer le danger. De révéler la vérité. En bref, Christo Grozev exhorte les membres de l’auditoire à devenir, chacun à leur manière, le « pire cauchemar » des régimes autoritaires.