Conférence : Can Russia Modernize ?

Mercredi 27 mars, le bâtiment sciences piste de la rue Jacob eut l’honneur d’accueillir Alena Ledeneva, sociologue et professeur de science politique et de sociologie à l’University College of London (UCL). Cette experte de la société russe, originaire de Sibérie, nous présenta ici son troisième livre publié par l’université de Cambridge, où elle fut notamment formée après avoir remporté un concours de sociologie en Russie. Dans Can Russia Modernize, A. Ledeneva s’intéresse tout particulièrement aux composantes du pouvoir russe, aux réseaux de relations et à la corruption. Une conférence commentée par Marie Mendras, politologue au CNRS et au CERI. A l’heure où la Russie de Vladimir Poutine fait régulièrement la une de la presse française, cette conférence a notamment permis d’aborder sous un angle original le complexe système de gouvernance et les perspectives d’avenir pour la population russe.

Si l’on devait résumer la thèse d’A. Ledeneva en un mot, il faudrait indéniablement employer le terme « Systema ». En effet dès le début de la conférence, l’auteure insiste sur la difficulté de définir cette notion pourtant très utilisée dans la sphère publique ; elle serait notamment le troisième mot le plus dit dans les discours politiques. Cette expression est pourtant très élusive : alors que les Outsiders la trouveraient bien trop général et abstrait, les insiders ne semblent pas pouvoir (ou souhaiter) l’expliquer. Dans son livre, Alena Ledeneva la considère donc comme un système de gouvernance. Un terme qui caractériserait particulièrement l’actuel régime de Vladimir Poutine, entre rupture et continuité. Un prolongement du passé justifié par la place primordiale accordée à l’administration et à ses cadres stables, par la constante lutte contre les dissidents du pouvoir (Le cas le plus actuel étant bien sûr celui du groupe Pussy Riots, dont trois membres furent emprisonnés pour vandalisme) mais aussi par l’ambivalence de la population russe. Putin systema s’inscrit aussi dans le changement notamment idéologique : désormais l’intérêt pour la richesse privée, le monde des finances, le poids de la mondialisation ne font que croître. Une rupture également de par la transformation des échanges informels qui évoluent vers une véritable monétisation quand autrefois, ils se basaient sur les faveurs mutuelles.

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Ces réseaux informels constituent ainsi le second thème de prédilection d’A. Ledeneva. Selon elle, ces rapports cachés formeraient la pierre angulaire du pouvoir russe aujourd’hui. Quand les institutions ne cessent de s’affaiblir, la puissance des carnets d’adresses augmente de manière exponentielle. Un argument qu’elle illustre par la vertushka, ce réseau téléphonique sécurisé et isolé propre au Kremlin. Sur leur bureau, chaque personnalité politique russe possède une série de téléphones blancs les reliant, chacun à un autre bureau. On remarque ainsi l’influence de la personne par ses relations et donc par le nombre de téléphones disposés devant elle. Ce n’est pas sans rappeler ce fameux téléphone rouge reliant la maison blanche au Kremlin durant la guerre froide. Un réseau symbole, donc, de pouvoir, de prestige et de sécurité. A. Ledeneva évoqua également la transformation récente de celui-ci avec l’arrivée des téléphones portables luxueux et hautement sécurisés de la marque Vertu (permettant bien sûr davantage de mobilité).

A travers ces exemples très illustratifs de la situation russe, il est aisé d’apercevoir l’approche sociologique d’Alena Ledeneva. Outre son analyse basée sur de nombreuses interviews d’acteurs de ce système et renforcée par ses travaux dans le cadre de ses cours à UCL, elle se concentra à plusieurs reprises sur ces situations quotidiennes qui enrichissent ses conclusions. Une méthode qui rappelle incontestablement l’école de Chicago. A. Ledeneva attacha par exemple beaucoup d’importance à cette polémique des « lumières bleues » que les russes peuvent apercevoir sur les voitures officielles et dont le passage rend la circulation difficile. Aujourd’hui, ces lumières, symbole de privilèges politiques, sont de plus en plus contestées. Une anthropologiste dans la salle mis par la suite en évidence cette réponse de la population russe : certains fixèrent des seaux bleus sur le toit de leur voiture. Une place donc essentielle donnée aux exemples qui contraste très franchement avec l’approche politique de Marie Mendras, qui semble plus prêter attention aux grandes problématiques que pose la Russie aujourd’hui, aux conclusions que l’on peut effectuer de cette analyse. Un commentaire qui ouvrira donc le débat sur une autre question : Does Russia want to modernize ?

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Des ses premiers mots, Marie Mendras confirme ce qui ressort clairement de l’étude de A.Ledeneva : La Russie ne s’est pas modernisée. Les réseaux sont forts soit, mais l’Etat et les institutions politiques ont été très affaiblis par Vladimir Poutine (qui avait pourtant placé ses proches aux postes élevés de son administration). Mais la Russie veut –elle réellement se réformer ? Par cette nouvelle problématique mise en exergue, M. Mendras remet en avant la dernière grande notion de la sociologue russe c’est-à-dire l’ambivalence du pays et de ceux qui le peuplent. D’une part, il est indéniable que le régime russe est élitiste. Une classe privilégiée qui côtoient les pays occidentaux (beaucoup de ces familles placent notamment leurs enfants dans les écoles anglaises) et sa culture démocratique serait à première vue plutôt en faveur de la modernisation. Pourtant elle ne l’est pas puisque cela induirait un affaiblissement indéniable de sa position au sein de la sphère publique. D’autre part, A. Ledeneva pointe aussi la forte ambivalence de la population russe. Au vue des faits actuels, il semble sain de considérer que les russes veulent voir leur pays se moderniser et se démocratiser : les mobilisations se multiplient, l’opposition se renforce, l’image de Vladimir Poutine se dégrade, …. Mais ce serait en fait négliger tous ses russes ruraux. La sociologue russe expliqua notamment qu’originaire de Sibérie, la population qui l’entourait alors était principalement très conservatrice. Dans les grandes villes, bien que certains contestent indéniablement le président, beaucoup voient en lui un chef d’Etat fort, solide. Une ambivalence donc très présente en Russie et qui complique fortement une future modernisation du pays. Marie Mendras souligna néanmoins que cette double position de la population pouvait être souhaitable car elle permettrait un changement rapide envisageable et mieux accepté.

C’est donc une vision relativement pessimiste de l’avenir de la Russie que présente Alena Ledeneva dans son livre Can Russia Modernize. La complexité de la pratique du pouvoir russe, la dualité de la population, la forte ambivalence que l’on retrouve dans le Putin systema retardent toujours un peu plus la modernisation de la Russie.