
« Ça tue la démocratie d’avoir des hommes et des femmes politiques dont on ne sait jamais vraiment où ils sont »
ENTRETIEN – Avant le changement de gouvernement, Philippe Juvin, député (LDR) des Hauts-de-Seine, s’est exprimé à La Péniche à propos des institutions, du budget, de l’alliance politique entre LR et le bloc central ainsi que de questions sociétales.
LA PÉNICHE. – Le sujet des difficultés de notre démocratie occupe une place croissante dans nos discussions ; la réforme des institutions a souvent été présentée comme une volonté du président de la République. Faudrait-il aujourd’hui réformer les institutions pour apporter des réponses à certaines préoccupations ? En introduisant par exemple la proportionnelle pour l’élection des députés de l’Assemblée nationale ?
Philippe JUVIN. – Je ne suis pas certain que le malaise actuel provienne des institutions même si elles sont imparfaites. La place prépondérante de l’élection présidentielle qui gomme tous les autres débats et fait qu’on élit un homme tous les cinq ans en espérant de lui des miracles, c’est quelque chose qui ne se voit nulle part ailleurs ; le fait que le Parlement ne fait pas la loi mais souvent la subit, quand il y a une majorité absolue… Il y a évidemment une hyper centralisation. On a eu beau écrire dans la Constitution que nous étions une république décentralisée, on retire depuis 10 ans toute autonomie fiscale aux collectivités qui ne dépendent quasiment plus que d’impôts ou de taxes attribués. Il y a donc bien un dysfonctionnement et il faudrait améliorer cela. Mais le vrai problème vient du notre classe politique qui n’a pas la culture du compromis politique et qui continue de penser évoluer dans un système avec une majorité absolue. Dans toutes les démocraties, il y a des situations d’hétérogénéité de groupes politiques et l’absence de majorité absolue attribuée à un groupe, c’est quelque chose de très fréquemment observé à l’étranger et en premier chef au parlement européen. Mais ça marche parce que là-bas, les eurodéputés savent qu’ils n’ont pas des ennemis politiques mais des adversaires. On travaille avec un adversaire mais on ne travaille pas avec un ennemi. Ici, on a une exacerbation des passions qui fait que les gens issus de groupes différents ne veulent pas travailler ensemble. C’est ça le vrai sujet. Est-ce que la proportionnelle résoudrait tout ? Non. Je ne dis pas qu’il ne faut pas la faire – j’y suis moi-même plutôt favorable. Mais la chambre des députés que nous avons aujourd’hui est de type proportionnel et on n’arrive pas à la faire fonctionner. Donc je ne vois pas très bien ce qu’apporterait, dans la situation actuelle, la proportionnelle. Qu’est-ce qui ferait dans la mise en place de la proportionnelle que les gens accepteraient plus de travailler ensemble ? Rien. En tout cas ce n’est pas la solution à nos maux actuels.
Donc pas la proportionnelle, et pas non plus forcément la présidentialisation du régime pour une séparation des pouvoirs plus stricte ?
Je suis un fervent lecteur d’un livre que je conseille à tous les étudiants en sciences politiques de Jean-François Revel qui s’appelle L’absolutisme inefficace ou contre le présidentialisme à la française. Je pense que tout y est résumé. Le pouvoir présidentiel est tellement puissant qu’il en devient inefficace par paralysie. Vous avez beau mettre les gens les plus intelligents à la tête de l’État – et objectivement nos Présidents sont intelligents, quand vous reprenez toute la litanie depuis 1958, on a eu des gens formés, estimables, ayant le sens de l’État… L’hyper-présidentialisme à la française n’est pas un vain mot. Quand les choses vont mal le Président prend la parole et les commentateurs disent le lendemain « ça va mieux, le président a bien parlé ». Oui, mais il ne s’est rien passé. La parole descendante reste une sorte de nostalgie d’ancien régime : quand le Roi venait, il touchait les écrouelles et guérissait les Français. On a encore cette idée d’une sorte de magie présidentielle. Je ne dis pas que le Président n’a pas un rôle particulier et symbolique – il en a un, très important, je ne méconnais pas son rôle – mais nous avons une croyance collective en la toute-puissance d’une institution qu’est le président de la République qui est assez époustouflante pour nos voisins. Son propre parti a provoqué la démission de Thatcher : c’est inimaginable en France.
Vous avez des liens particuliers avec la Corse, vous êtes d’origine Corse. Seriez-vous favorable à ce que la notion de peuple corse soit mentionnée dans la constitution, comme c’est le cas, par exemple pour le peuple kanak ?
Je crois qu’il n’y a qu’une seule république et qu’il n’y a que des Français. Je pense que la question de la Corse – qu’il faut traiter parce qu’il y a indéniablement une spécificité corse, ne serait-ce que par son insularité, qui est une spécificité, en termes de services publics et d’accessibilité – mérite d’être traitée par une hyper-décentralisation. Je suis un hyper girondin, je pense que les décisions sont mieux prises sur le terrain qu’à Paris, et les deniers publics sont mieux utilisés quand ils sont décentralisés. Je suis donc pour donner un large pouvoir à la collectivité de Corse, notamment en matière d’aménagement, de transport, d’éducation et de santé. Mais, je ne voudrais qu’il y ait un peuple corse qui s’oppose au peuple français. Les Corses sont des Français, ils l’ont montré dans l’histoire. Il n’y a qu’à se promener dans tous les villages de Corse, vous verrez la liste des morts au combat pour défendre la France.
Durant les divers scrutins auxquels vous vous êtes présenté, vous avez souvent mis en avant le fait que vous étiez d’une famille d’enseignants. Vous avez fait des propositions sur l’éducation. Aujourd’hui, comment est-ce qu’on peut élever le niveau et est-ce que l’acte II du choc des savoirs qui a été annoncé par la ministre de l’Éducation nationale apporte des réponses satisfaisantes ?
Je suis arrière-petit-fils d’instituteur, petit-fils de professeur et je suis moi-même professeur d’université. La question de l’enseignement est fondamentale. Il n’y a pas de pays prospère qui n’ait pas un système d’enseignement puissant. Je pense que ça passe peut-être par trois choses. D’abord une question d’exigence générale – qui est abandonnée aujourd’hui. Deuxièmement, Jules Ferry disait que l’école doit être entourée de hauts murs au sein desquels ne sont pas transmis les murmures du monde extérieur. Je ne suis pas en train de plaider pour une école qui ne regarde pas ce qu’il y autour d’elle, mais l’importation dans l’école de débats d’actualités politiques clivants n’a pas sa place. Le troisième point c’est que je pense qu’on a abandonné les sciences alors qu’il n’y a pas de pays prospère sans des scientifiques et mathématiciens : ce sont eux qui font le progrès et qui font la prospérité d’un pays. Et nous sommes en train de dégringoler. Je pourrais aussi ajouter qu’on ne parle pas anglais. Je regardais CNN avec un agriculteur belge qui répondait en anglais, j’avais honte pour nous quand je voyais son niveau car nous, nous sommes à peine capables d’ânonner. Et quand on sait que 46 % des élèves de 6e ne comprennent pas facilement un texte qui leur est lu en français, on peut s’en inquiéter. Il faut donc tout reprendre : l’exigence, les savoirs fondamentaux, les sciences et une école qui ne soit pas militante.
Vous évoquez des débats clivants qui seraient introduite dans les écoles. À quoi faites-vous référence précisément ?
Il y a tout un débat actuellement sur l’éducation sexuelle à l’école et l’enseignement de la théorie du genre en particulier dès la primaire. Je ne vois pas l’intérêt. En tant que médecin, je ne vais pas vous dire que l’éducation sexuelle n’est pas importante, elle est fondamentale. Elle permet de se respecter soi-même et ne pas faire de bêtises avec son propre corps, et pas qu’en termes sexuels. Mais le militantisme a fait beaucoup de mal en France, aux sciences et à l’école.
Actuellement, certains poussent pour un texte relatif à la fin de vie sur ce qui est pudiquement nommé une « aide active à mourir ». Plaidez-vous toujours pour qu’on s’intéresse d’abord aux soins palliatifs ?
Je plaide pour plusieurs choses. D’abord, il faut une loi distincte entre soins palliatifs et euthanasie. Deuxièmement, il faut nommer les choses. « Aide active à mourir », je ne sais pas ce que ça veut dire. Moi je suis médecin et je fais de l’aide active à mourir en permanence. C’est-à-dire qu’activement, j’aide les gens dans leurs derniers moments. Ce matin, j’étais à l’hôpital et il y a une très vieille dame que j’ai aidée à mourir ; comment ? en l’accompagnant, en la sédatant, en m’assurant qu’elle n’avait pas de douleurs, en accompagnant la famille. Je ne provoque pas la mort, mais j’aide à mourir. Je trouve que la notion d’aide à mourir est intrinsèque à la qualité des soignants. Troisièmement, toutes les demandes d’euthanasie que j’ai vécues dans ma vie de médecin, toutes, ont disparu quand on apportait une réponse adéquate aux patients ou à la famille. Parfois, c’était une douleur qui n’était pas traitée, parfois c’était un isolement social qui fait que les actes de la vie quotidienne étaient difficiles, parfois c’était une détresse psychologique souvent encore liée à l’isolement… Vous pouvez avoir 1000 raisons qui vous conduisent à demander l’euthanasie, 1000 raisons que l’on pourrait prendre en charge avant d’acter l’euthanasie, qui est un peu la solution de facilité parce qu’on n’aura pas bien fait les choses. Moi je veux qu’on aide les gens à mourir, mais je ne veux pas qu’on les tue. Enfin, l’euthanasie c’est une loi qui est proposée par des gens plutôt éduqués, plutôt riches, tous bien portants et qui ont peur de la déchéance. Mais en pratique, elle s’appliquera d’abord à des gens pauvres : les statistiques de l’OREGON prouvent que les gens qui « bénéficient » de l’aide active à mourir, c’est du suicide assisté là-bas, sont d’abord des gens modestes et des gens isolés. Donc c’est une loi pour riches anxieux qui s’appliquerait à des pauvres isolés.
Concernant le budget 2025, vous avez déposé une proposition de loi relative à la suppression du CESE. Est-il si inutile que cela ?
D’abord, il n’y a aucune structure inutile. Il y a des structures très utiles et d’autres peu utiles. À partir du moment où on n’arrive pas à payer les fins de mois, puisque pour rappel on paie les fonctionnaires et les retraites en empruntant, c’est qu’on ne peut pas payer et qu’on doit avoir un réflexe de frugalité. Celui-ci devrait être la première qualité d’un budget aujourd’hui en France. Ça commence par couper tout ce qui n’est pas absolument indispensable.
Alors doit-on garder le Conseil économique, social et environnemental ? Il y a une chose qui m’a frappé : le CESE peut être saisi par différentes instances – le Président, le Gouvernement, etc. –, il peut aussi s’autosaisir. Or, l’immense majorité de ses avis de l’année dernière – et pas que l’année dernière – sont des avis en autosaisine, ce qui pour moi est la démonstration que pas grand monde ne demande son avis au CESE. À partir du moment où on a du mal à boucler les fins de mois et qu’on a un outil qui n’est pas très utile, il faut le supprimer, même si ce n’est pas le seul. Je sais qu’il faut modifier la Constitution et qu’il y a beaucoup de choses à faire. Une solution serait de passer par une loi en fixant le nombre de membres du CESE à 2, 0 ou 3, comme ça c’est réglé. Il faut faire des économies sur les agents de l’État, sur les strates administratives. J’ai été élu maire il y a quelques années, il y avait une commune, un département, une région. Maintenant, il y a commune-département-région-territoire-métropole en Île-de-France. Est-ce qu’il n’y a pas une piste là ? Il faut être rigoureux dans la gestion des deniers publics, quand vous savez que les trésoreries de l’État ne sont pas placées. L’État a des milliards en trésorerie, ce qui est évidemment normal et heureux. Mais rien n’est placé. Quand vous savez que 10 % des emprunts de l’État sont des emprunts à taux variable. Et ça c’était le cas y compris quand on avait des taux à 0. Donc il faut de la rigueur et de la frugalité.
À la suite de la dissolution, vous aviez passé certains accords avec le bloc central et donc vous n’aviez pas de candidat macroniste en face de vous. Pour la présidence de l’Assemblée nationale, vous vous êtes retiré au profit de Yaël Braun-Pivet… Prochainement, plusieurs élections législatives partielles auront lieu, y compris dans la neuvième circonscription des Hauts-de-Seine, où Stéphane Séjourné était député jusqu’à présent. Comment justifier qu’avant le socle commun, vous puissiez vous mettre d’accord pour une candidature commune, et qu’à présent vous partez divisés, chacun avec son propre candidat.
Non, je ne crois pas que nous serons divisés. Ce qui était prévu, c’était que Stéphane Séjourné devienne ministre, et que sa suppléante LR siègerait au sein de La Droite républicaine. J’espère qu’elle sera élue et pourra siéger au sein de LDR. Il y a une réalité aussi sociologique. À Boulogne-Billancourt, le Maire a une implantation locale très forte et il est clair que Stéphane Séjourné aurait probablement eu du mal à être élu sans l’aide du Maire. D’ailleurs, je lui ai dit : « Pourquoi ne te présentes-tu pas toi ? Après tout, tu serais légitime. Ça règlerait d’une certaine manière la question. »
Auriez-vous des conseils pour les jeunes de Sciences Po ou d’ailleurs qui voudraient s’engager dans la chose publique ?
Je dirais d’abord, même si c’est évident, de lire. Lire n’importe quoi parce que la France est un pays de lettres. Je dirais de parler parfaitement l’anglais et si possible même une deuxième langue. Je leur dirais de compléter leurs études par un parcours européen. Il n’y a rien de plus terrible quand on fait de la politique de n’avoir que des parcours franco-français. La France a éclairé le monde dans son passé, et si on veut qu’elle continue à converser avec le monde, il faut qu’elle le fasse. Le Collège d’Europe par exemple est une très belle école et qui ouvre sur l’Europe. Quatrièmement, je dirais qu’il faut ne pas faire de commentaires sur la politique mais s’engager en politique. Il y a une élection qu’il ne faut pas rater quand on veut faire de la politique, c’est l’élection municipale parce que c’est le moment où on y entre massivement – il y a 500 000 Français qui sont conseillers municipaux. Et puis, rester constant. C’est normal d’avoir une évolution intellectuelle mais ce qui est important, c’est que les gens qui vous élisent aient l’impression que vous ne trahissez pas leur confiance, que vous êtes constant au moins dans vos approches. Vous pouvez avoir des analyses qui changent dans le temps. Mais il faut que vos électeurs aient l’impression d’avoir en face d’eux la même personne sincère. La parole publique, c’est la question clé de la vie politique. Les gens ne croient plus aux hommes et femmes politiques parce qu’ils n’ont pas dit la vérité, disent blanc le lundi et font noir le mardi… Nous ne pouvons plus accepter cela aujourd’hui. Faites de la politique en étant tranquillement fermes sur vos appuis, que vous soyez de droite, de gauche, du centre ou d’ailleurs, peu importe, mais les gens ont besoin de colonne vertébrale. Ils ne veulent pas de la guimauve, ils veulent des personnes qui affirment des valeurs. Et puis si celles-ci sont en accord avec la société, tant mieux, si elles ne le sont pas, ce n’est pas grave, vous perdez. Ça n’a jamais tué personne de perdre une élection. En revanche, ça tue la démocratie d’avoir des hommes et des femmes politiques dont on ne sait jamais vraiment où ils sont.
Auriez-vous quelque chose à ajouter ?
Je regrette de ne pas avoir fait Sciences Po quand j’étais jeune !
Propos recueillis le 29/11/2024.

