Une 3A au bout du monde – Chronique d’un Frenchman in Sydney
À dix-neuf ans, on poursuit l’exceptionnel. J’étais un jeune étudiant de deuxième année, et cette logique m’amena à faire défiler la mappemonde pour choisir l’une des destinations de 3A les plus éloignées de Saint-Germain des Prés. Une poignée de mois plus tard, je m’envolai pour l’Australie en me demandant s’il ne s’agissait pas, somme toute, d’une drôle d’idée. Mon point de chute serait Sydney, à dix-sept mille kilomètres de Paris. Je dois dire que malgré la promesse d’un non-dépaysement culturel, j’avais vaguement l’impression de partir pour la Station Spatiale Internationale.
Vingt-deux heures de vol plus tard, j’arrivai à destination. Nous étions le 14 juillet, et grande fut ma surprise en constatant que même sous ces australes latitudes, l’hiver était froid. En sortant de l’aéroport, je me crus l’espace d’un instant sur le parvis de la gare de Bourg Saint-Maurice, avant que les palmiers ne me ramènent promptement à la réalité. Le voyage était terminé, le visa tamponné, le décor planté. L’aventure pouvait commencer.
L’expérience des « montagnes russes émotionnelles »
Les premiers jours me permirent de parfaire ma connaissance du mystérieux phénomène dit des « montagnes russes émotionnelles ». Le principe est simple. Se succèdent des périodes d’extase – liées au fait que vous découvrez un nouveau pays, que vous volez de vos propres ailes et que la France est championne du monde – et de grands moments de doute, essentiellement causés par la distance qui vous sépare soudain de vos amis et la perspective d’un retour à la case départ sur le plan de l’intégration, qui plus est dans une langue étrangère. « Paris c’est loin », pour citer un fameux poète des temps modernes. Au début, on peut donc vaciller, et se demander si l’on arrivera réellement à profiter de cette 3A. C’est du moins ce que j’ai ressenti au moment de poser les valises. Et pourtant, soyez-en convaincus : le cadre était idyllique.
Je n’écris pas ceci dans le but d’effrayer celles et ceux qui nourriraient le désir de s’aventurer au bout du monde. Si je mentionne ces passages à vide, au contraire, c’est pour rassurer les expatriés en puissance qui peuplent les promotions du Collège Universitaire. Il est parfaitement normal de vivre des « coups de mou » à l’aube de cette expérience si particulière qu’est la 3A. J’ai eu l’occasion de parler avec mes amis. Beaucoup ont confié être passés par-là, eux aussi. Le déracinement initial fait partie de l’expérience. N’ayez pas peur d’en parler à vos proches. À l’ère de WhatsApp et des appels gratuits par-delà les océans, vous n’avez pas idée du soulagement que peut apporter un simple coup de fil.
« Chiant qui comme Ulysse a fait un beau voyage »
Les consignes élémentaires ayant été données, je peux désormais vous parler de ma troisième année en tant que telle. Un mot me semble adapté pour la décrire : c’est une chance. Pourquoi ? Parce que la 3A permet de vous construire une vie loin de votre zone de confort, le temps d’une année. En conséquence, aussi réchauffée cette idée puisse-t-elle paraître ; la 3A vous changera. « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage, ou comme cestuy-là qui conquit la toison, et puis est retourné plein d’usage et raison » casser les oreilles de son entourage à grands renforts de récits de voyage et d’inspirantes logorrhées dont le thème sera généralement : « Vivre à l’étranger a fait de moi une personne nouvelle. C’est une parenthèse qui, vraiment, ouvre les yeux » Et l’entourage d’ouvrir des yeux émerveillés. Après tout, ces rustres seront certainement allés faire leur 3A à Louvain.
Je dois vous avouer que j’ai hâte de revenir en France vêtu des habits du baroudeur au long cours. Ce sera, à n’en pas douter, l’occasion de mettre en application un fameux pastiche énoncé par Matthias Debureaux : « Chiant qui comme Ulysse a fait un beau voyage ».
Il faut dire qu’il y a de quoi être expansif. Surtout après l’Australie. Trois mois après mon arrivée, je réalise qu’y étudier est un grand privilège. Incongruité géographique éloignée de tous les autres continents terrestres, la terra australis est une intarissable promesse d’odyssées en tous genres. Vous pourrez y voir l’azur des fonds marins du côté de la Grande Barrière de Corail ou l’ocre des étendues désertiques du côté d’Ayers Rock – et en bien d’autres endroits, étant donné que l’Australie est un pays aride. Il n’est certes pas toujours évident de s’y déplacer. Ne songez pas à vous y rendre si vous souhaitez préserver votre empreinte carbone : l’avion est le moyen de transport plébiscité par les locaux dès lors qu’il s’agit de parcourir de longues distances.
À la découverte du « lucky country »
Sydney présente cependant un avantage notoire : la nature est omniprésente. Dans cette partie du monde, il n’est pas nécessaire d’aller la chercher très loin. L’Australie possède un nombre très élevé de parcs nationaux, dont certains se trouvent à la périphérie des grandes villes de l’île. Par ailleurs, aucune autre ville dans le monde ne m’a offert une telle proximité avec la mer. Les plages sont innombrables, et les promenades qui les longent sauront satisfaire les plus rêveurs d’entre vous. Si l’océan vous inspire, jetez-vous à l’eau. L’Australie est une formidable terre d’asile pour les amateurs de sports nautiques. Le plus apprécié de ces sports étant, incontestablement, la formulation d’hypothèses concernant la présence de requins et autres méduses dans l’eau. Soyez encore une fois sans crainte : je n’en ai jamais vu. L’hostilité de la faune australienne est surestimée. En ces terres où le réchauffement climatique provoque des sécheresses d’une extrême intensité et où la population de koalas décroît d’année en année, nul doute que l’Homme est le plus grand des prédateurs.
L’Australie est un pays passionnant sous bien des aspects. En raison de son isolement salutaire, l’île-continent a été considérée comme le « lucky country » par moult observateurs internationaux. La réalité est plus complexe. Une ségrégation socio-spatiale est visible, séparant les communautés Aborigènes – dont les droits civiques ne furent reconnus qu’en 1967 – du reste de la population. Le pays possède toujours l’un des niveaux d’inégalités les plus élevés parmi les membres de l’OCDE. De plus, une politique migratoire aussi drastique que controversée y est en vigueur. Les garde-côtes australiens repoussent systématiquement les réfugiés tentant d’atteindre le pays par bateau. En vertu du principe d’externalisation de l’asile, des centres de rétention ont été créés sur les îles voisines telles que Nauru ou Manus. Ces camps ont fait l’objet de rapports accablants de la part d’Amnesty International. L’Australie est une carte postale. Mais pour certains natifs nés sous une mauvaise étoile, ce n’est assurément pas le meilleur des mondes possibles. Le privilège de l’expatrié ou de l’étudiant en échange est de pouvoir y puiser d’heureux apprentissages.
Ma 3A me permet donc de découvrir l’Histoire tourmentée de cette terre fantasmée qui n’a pas fini de chasser les ombres de son passé. Pourtant, n’en dire que du mal, ce serait occulter sa part de rêve. Ce serait taire les road-trips que l’on peut y faire. Passer sous silence la beauté des forêts ( saviez-vous que la plus vieille forêt tropicale du monde s’y trouve ? ) et l’accidentée majesté des côtes. Ce serait oublier les Australiens, des personnes ouvertes et avenantes qui ont inventé une montagne d’expressions mirifiques que renieraient la perfide Albion. Ce serait ne rien dire des rencontres formidables, des expéditions enrichissantes, des projets et des leçons que j’ai tirées de mon séjour sous ces lointaines latitudes. Et ne rien dire de tout cela serait à mon sens criminel. Car l’Australie m’a déjà beaucoup apporté. Et l’Australie m’apportera encore beaucoup. Ne reste plus qu’à savoir quoi. Et accepter de se faire surprendre.
Pierre-Alexandre Bigel