Mai 68 à Sciences Po, troisème épisode : L’assemblée générale

Il y a un an, La Péniche publiait un magazine papier pour ses dix ans. L’enquête d’ouverture, signée Ulysse Bellier, était consacrée à la vie de Sciences Po pendant les événements de mai 1968. À l’occasion du cinquantenaire des événements, La Péniche republie l’enquête, feuilletonnée sur toute la semaine, accompagnée d’interviews et d’encadrés.

Aujourd’hui, troisième épisode épisode : L’assemblée générale

Le jeudi 16 mai, à 17 heures est convoquée une Assemblée Générale (AG) par l’Amicale, le Bureau des élèves de l’époque. Pour ses élus, « l’agitation révolutionnaire que tente d’instaurer au sein de l’Institut une minorité ne peut s’opposer à la volonté générale ». Quelques 2 500 étudiants sont rassemblés en amphi Boutmy et autour de celui-ci. Présents également : quelques maîtres de conférences et professeurs, parmi lesquels George Vedel, figure du droit constitutionnel, qui s’oppose vigoureusement à l’occupation des locaux.

Certains ont le souvenir d’un moment très modéré, œcuménique. C’est la révolution façon Sciences Po, sans le brouhaha des AG de la Sorbonne ou d’Assas, raconte Paul-Henri Ravier. Là-bas, « vous aviez des leaders qui braillaient, la foule qui conspuait ou qui applaudissait, les motions qui étaient mises au vote en permanence. » Rue Saint‑Guillaume, les débats et le vote se déroulent « très régulièrement », avoue même le directeur Chapsal.

Deux motions sont soumises au vote : l’une, soutenue par l’UNEF, est favorable au mouvement. L’autre, issue de l’Amicale, est davantage conservatrice. Au terme d’un vote à bulletin secret, la motion J, favorable au mouvement, l’emporte par 1426 voix contre 1020.

L’un de ses points-clé est tout de suite appliqué : l’élection de délégués dans chaque conférence de méthode, afin de réunir un Conseil étudiant de 175 élus. De cette chambre parlementaire estudiantine sont élus des représentants pour une commission paritaire, où siègent également des enseignants. Cette dernière fait le lien entre étudiants contestataires, professeurs modérés et direction effrayée et va permettre l’évolution de l’école sur le long terme. Mais en parallèle de ces institutions bien policées, la discussion continue, de jour comme de nuit.

En péniche, dans les amphis et les salles de cours, on passe son temps à refaire le monde. S’ajoute au Conseil étudiant et à ses instances des commissions plus ou moins informelles : « Avenir de Sciences Po », « Contenu idéologique de l’enseignement », « Autonomie et co-gestion »… L’école, à l’inverse des autres universités, mène pendant l’occupation un véritable travail de fond sur les enseignements, les professeurs y sont impliqués. À la fac de médecine rue des Saints-Pères, c’est plutôt « À bas les mandarins ». Mais comme partout, quelques-uns se distinguent dans les débats. Parmi eux, un certain Laurent Fabius, alors en couple avec Elisabeth Huppert (la soeur de l’actrice) est déjà remarqué.

Les plus radicaux contrôlent les débats et parviennent, coup habituel des révolutionnaires débutants, à faire s’éterniser les assemblées générales. « Les résolutions votées à 21h, se souvient la future énarque anonyme issue de Nanterre, étaient contredites par celles qui étaient votées à 22h, qui étaient re-contredites par celles votées à 23h. Et celles qui étaient votées à 4h du matin, quand il n’y avait quasiment plus personne, étaient évidemment les plus révolutionnaires. » Dormait-elle sur place ? Non, « quand j’étais là, je ne dormais pas. »

Pour Jean-Alain Rault, alors en dernière année, c’étaient des « manipulateurs » « qui essayaient de contrôler les mouvements, les réunions, les assemblées générales, et d’imposer leur volonté ». Mais, comme beaucoup, « choqué » au début, il se fait prendre par le mouvement « petit à petit ». « On y croyait », avoue-t-il.

Mais la révolution façon Sciences Po a ses limites : un jour de débat dans l’amphi Che Guevara, raconte un témoignage issu de l’ouvrage de G. Vincent (Sciences Po, histoire d’une réussite), un étudiant déboule et lance : « Camarades, si vous votez cette résolution, vous serez cassés par le Conseil d’État ! »

L’entrée du 27 en mai 1968. Photographie Jade Verges, à partir d’un cliché de Guy Michelat.

Un jeudi de mai en fin d’après-midi, Jean Marmot, jeune et brillant auditeur à la Cour des Comptes, vient donner sa conférence d’économie du jeudi dans une des salles qui donne sur la rue Saint-Guillaume. Il est de ceux qui ne voient que de la « chienlit » dans toute cette agitation, de ces professeurs qui résistent encore et toujours à l’occupation de l’école et maintiennent leurs cours. Malgré déjà deux conférences houleuses en ce mois de mai, la marche des exposés de dix minutes ne faiblit pas.

Aussi, le professeur, autoritaire, ne prête pas d’attention aux cris d’étudiants et tirs de grenades lacrymogènes qui se font entendre dès le début du premier exposé. Pourtant, la manif gronde crescendo, les CRS repoussent des étudiants le long du boulevard Saint-Germain, en direction de Sciences Po. L’exposé continue, alors que les manifestants s’échappent de l’étau policier par les rues adjacentes, et notamment la rue Saint-Guillaume. Le bruit est assourdissant, mais Jean Marmot, grand homme coiffé en brosse, fait semblant de ne rien entendre. Quand les gaz lacrymogènes montent et enfument la salle de classe, il demande simplement de fermer les fenêtres. Mais la chaleur étouffe autant que les gaz, le fracas des cris continue, la conférence ne peut continuer, les fenêtres n’y changeront rien. Alors Jean Marmot lève les yeux au ciel, plie ses dossiers et s’en va.

Cette seconde quinzaine de mai est celle d’une France complètement paralysée par la plus grande grève de l’histoire ouvrière française. Le 20, le pays compte sept millions de grévistes. Les stations d’essence sont vides, les trains sont à l’arrêt. Pourtant, nombreux sont les étudiants de Sciences Po qui parviennent à s’échapper de la capitale et de ses soubresauts.

« J’ai pris le dernier train pour le Havre », raconte Philippe Jouan autour de son chocolat chaud. Il raconte la ville portuaire « dans un état insurrectionnel », où « le sous-préfet était planqué dans sa sous-préfecture ». « La seule chose qu’on pouvait faire au Havre, c’était de la voile. C’est là que j’ai appris à faire du dériveur. » Dominique Cendre-Gouteron, arrivée de Pantin, s’est elle éclipsée en Yougoslavie avec son copain de l’époque, en sifflant l’essence des voitures de toute la famille, avec leur accord. « Nous avons réussi à gagner la première pompe à essence en Italie, sur des routes complètement vides, raconte-t-elle, c’était mai 68 en amoureux ! »

Au même moment, une bande de copains a embarqué à bord d’une deux-chevaux, direction le Liban et la Syrie. « Jusqu’à Alep, hélas, que l’on a connue avant qu’elle ne soit complètement détruite » raconte celui qui, auparavant, prit le temps d’apprendre quelques chants révolutionnaires, Jean-Alain Rault. Mais il n’aurait pas eu le besoin d’aller si loin pour trouver l’exotisme : en péniche a lieu, un de ces soirs de l’occupation, un concert de sitar.

Suite et fin dans le quatrième épisode épisode : « L’action politique, c’était la croisade à coups de poing »

INTERVIEW :  Michel Gentot, Directeur de l’IEP de 1979 à 1987, maître de conférences en 1968

Quel a été le rôle de Jacques Chapsal pendant les événements, dans l’évolution de la gouvernance ?
Il a accepté une évolution vers ce que l’on appelait à l’époque la cogestion, ce qui était pour lui extraordinaire. Il dirigeait jusque-là l’école de manière à la fois autoritaire et compréhensive, c’était un petit peu un despotisme éclairé si vous voulez. Et il a donc accepté parmi les revendications des étudiants une certaine cogestion. Il a [également] été attentif aux demandes des étudiants pour tout ce qui concerne le domaine, qui paraît acquis depuis bien longtemps, que l’on appelait les libertés politiques et syndicales : il y a eu des révolutions extraordinaires. Il était exclu avant mai 68 qu’il y ait en péniche la moindre information politique ou syndicale.

Quel était le regard que portaient les professeurs sur le mouvement étudiant pendant les événements à Sciences Po ?
C’est un petit peu difficile à dire. Le corps professoral était, beaucoup plus qu’aujourd’hui, composé d’enseignants extérieurs à la maison, il y avait très peu de professeurs permanents. Je ne peux donc répondre à la question qu’en tant qu’enseignant extérieur à l’époque : on regardait les choses avec à la fois intérêt et inquiétude.
On ne savait pas du tout où cela pouvait conduire, puisque les éléments les plus actifs souhaitaient un rattachement à l’université alors que les professeurs et chargés de cours voulaient garder l’autonomie de l’Institut d’Études Politiques de l’époque. Donc un petit peu d’inquiétude, mais aussi de compréhension et de considération pour ceux qui constituaient le mouvement, même s’il était difficile de prendre au sérieux les plus excités.

Pour vous, quel a été le changement majeur au sein de l’école, au-delà de la gouvernance ?
J’ai l’impression qu’entre le temps où j’étais étudiant [entre 1949 et 1953] et le temps où j’étais maître de conférences, il n’y a pas eu de grandes différences. Mais il me semble qu’après mai 68, le vécu quotidien des étudiants a été l’objet de plus d’attention : régime des bourses, exonérations de frais, limitations des frais d’inscription et de scolarité, association des étudiants et des enseignants au programme des études dans des commissions pédagogiques paritaires…
Mais je n’oublie pas que quand j’étais étudiant, j’ai bénéficié d’une politique très ouverte. J’étais boursier et j’avais été exonéré de tous les frais. Il ne faut pas croire qu’avant 68, Sciences Po était une école « aristocratique » et « bourgeoise », même si son image pouvait le laisser penser.

Avez-vous dû faire face à des mouvements étudiants d’ampleur dans Sciences Po quand vous étiez directeur ?
Bien sûr ! A l’époque, il y avait un mouvement d’extrême-droite à Paris II-Assas assez important [le GUD], qui avait quelques relais rue Saint-Guillaume. À tel point que le Président de Paris II de l’époque me disait « Quand c’est calme chez nous, c’est agité chez vous » (rires) et vice versa.
Donc oui, quelques manifestations et envahissements. Tout cela se réglait à l’intérieur de l’établissement, pas toujours très facilement mais ça se réglait justement par le paritarisme, puisque la commission paritaire avait compétence pour organiser et contrôler le régime des libertés politiques et syndicales. On a eu parfois des incidents assez violents. Par exemple un étudiant a été repéré avec un couteau dans l’amphi Boutmy, ce qui a entraîné une grève immédiate.
Pour faire cesser les manifestations, une commission d’enquête paritaire a été instituée qui a recueilli tous les témoignages nécessaires et a fait connaître publiquement ses conclusions, ce qui a réussi finalement à régler la situation.