Lis Tes Ratures, ou comment briller en société avec Tchekhov

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Vous êtes convié à un dîner mondain chez des amis germanopratins. Installé, vous réalisez que les convives ripaillants parlent fort et s’invectivent, disputant le bout de gras, ainsi que le prochain Goncourt. Anxieux que vous êtes de faire bonne figure en si bonne compagnie, vous ne parvenez malheureusement pas à en placer une, vos maigres souvenirs du dernier Stendhal, lu en passant dans le métro, étouffés par les cent cinquante pages de Droit ouzbek que vous avez ingurgité la veille, ainsi que par votre voisin de droite qui éructe à qui mieux-mieux son avis pédant sur le dernier Christine Angot, « Fooormidable, vraiment Fooormidable ». La Loose ?

Cette semaine, embarquez-vous pour une nouvelle aventure ! Venez voguer avec La Péniche sur le lac du théâtre où tombent les pétales des cerisiers russes, avec la pièce d’Anton Tchekhov : La Cerisaie.

 

  • La Cerisaied’Anton Tchekhov (1904).

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Bien avant 1917, la Russie connaît déjà un bouleversement d’ordre révolutionnaire. En effet, en février 1861, le tsar Alexandre II abolit le servage. Un  renversement de société s’opère : les statuts de millions de serfs-paysans sont à définir et le libéralisme fait une entrée fracassante. Voilà des mutations qui ne sauraient laisser la littérature indifférente !

 

C’est au cœur de cette Russie au climat social troublé qu’Anton Tchekhov écrit sa pièce. Les quatre actes de la Cerisaie sont représentés pour la première fois en 1904. Sur la scène s’érige une paisible cerisaie au printemps. Pourtant, il s’agit bien d’un décor de crise.

Mme Ranevskaïa, grande aristocrate, a quitté la Russie après la mort tragique de son fils. Elle a suivi son amant et dilapidé sa fortune. De retour sur ses terres, il faut faire face à l’inavouable : sa cerisaie ne produit plus, la Russie se modernise, et la propriété risque d’être vendue aux enchères pour couvrir les dettes. Lopakhine, entrepreneur arriviste, propose de raser le verger pour y construire des cottages. La famille se déchire. Les souvenirs d’enfance, de l’aristocratie fastueuse, se heurtent à une incapacité à considérer la réalité ; un déni dont Gaïev, le frère de Mme Ranevskaïa, est symptomatique. Ania, la fille de Mme Ranevskaïa, et son amant Trofimov fantasment la modernité. Le petit personnel de la cerisaie s’invite dans cette cacophonie et Firs, le vieux serviteur, pleure la Russie féodale qu’il a toujours connue.

Cette pièce a le goût du déclin, et dès l’ouverture plane l’ombre d’un dénouement tragique. La Cerisaie n’est pourtant pas un drame. Tchekhov mélange les genres habilement et brosse des personnages profonds. Lopakhine est cupide, il est aussi un fils de serf au désir de revanche. Mme Ranevskaïa vit de souvenirs et d’illusions, elle est aussi une femme blessée, sincère et admirable. Il ne faut pas non plus occulter la dimension comique de cette pièce. Les nombreux servants lui confèrent une dynamique remarquable. Les névroses de chacun amusent et surprennent. Les répliques fusent, crues et impertinentes.

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Le génie de cette œuvre repose aussi dans son illustration des clivages sociaux et du rapport au changement. Alors que le capitalisme émerge, l’avide Lopakhine s’oppose à l’intellectuel Trofimov dont les tirades portent déjà les couleurs de l’idéal communiste. Cette pièce peint avec une subtilité époustouflante les rapports entre bourgeoisie et noblesse, entre ce qui s’acquiert et ce dont on hérite. C’est un regard sur la Russie, mais au-delà c’est une réflexion sur le progrès et la force des idéaux.

Ne pensez pourtant pas qu’il s’agisse d’une œuvre moralisatrice indigeste. C’est une pièce sensible, pétrie de rapports humains, tous décrits avec justesse. Les intrigues amoureuses s’entremêlent. La relation d’Ania et de Trofimov exhale un romantisme ardent quand Varia, la fille adoptive de Mme Ranevskaïa, tente vainement d’attirer l’attention de Lopakhine, définitivement plus doué en affaires qu’en sentiments. La beauté de La Cerisaie vient enfin de ses atmosphères, et des symboles universels incroyablement émouvants que Tchekhov mobilise. La nostalgie omniprésente donne à cette pièce la saveur des soirées d’été trop courtes. Chaque cerisier est comme une madeleine de Proust. La fraîcheur de l’enfance enchante, et la conscience de sa perte accable.

 

Cette œuvre brève et très accessible suffit à Tchekhov pour donner une leçon magistrale de littérature. Miroir de sa société et réflexion sur le progrès, La Cerisaie n’en est pas moins une merveille de sensibilité qui se joue de tous les contrastes. La mélancolie est partout ; le progrès douloureux est inexorable. Pourtant, les rires et les espoirs demeurent. C’est un regard sur l’existence qui nous est offert. Ce théâtre poétique se savoure à fleur de peau et dans l’urgence, avant que les haches n’aient raison de la cerisaie…

 

Pierre-Yves Anglès.

7 Comments

  • Olivier

    Bravo pour cette remarquable accumulation de lieux communs:
    -« les répliques fusent, crues et impertinentes »
    -« le génie de cette oeuvre repose aussi dans son illustration des clivages sociaux et du rapport au changement »
    -« c’est une pièce sensible, pétrie de rapports humains, tous décrits avec justesse »…
    Et j’en passe (mais vous les avez judicieusement mis en gras). Mouillez-vous, impliquez-vous plutôt que d’accumuler les poncifs, la critique ne sert pas (que) à faire de la réclame!

    • Hatters gonna hate

      C’est marrant, on pourrait répondre la même chose à plusieurs commentaires.

      Toutefois, une critique sert un peu à faire de la « réclame », si elle veut donner envie de lire une œuvre! Il ne s’agit pas de disserter.

      • Olivier

        Navré mais la critique n’a pas pour vocation première de donner envie de lire une oeuvre (cela promotion et publicité s’en chargent) mais de l’évaluer, avec honnêteté et sans langue de bois. Sinon cela disqualifierait toute critique négative. Et si l’auteur veut de défendre un livre qu’il a aimé, ce qui est très louable, qu’il le fasse en évitant les clichés habituels! Et il s’agit bien un peu de disserter tout de même si l’on veut donner des arguments convainquants.
        Remarquez, à défendre un classique comme Tchekhov on ne prend pas de gros risque! De toute manière si j’ai bien saisi le concept, cette rubrique ne s’intéresse à la littérature que dans la mesure où elle vous permet de briller en société, c’est dire quelle haute idée on s’en fait…

    • Batman

      « La critique est la puissance des impuissants ». Lamartine.

      Ces commentaires méprisants prouvent une fois de plus le dédain suffisant de certains, qui donnent des conseils alors qu’ils ne font rien.
      L’auteur de cet article nous a fait un cadeau: celui de partager une oeuvre qui l’a touché, ému, interpelé.

      Proposez aux lecteurs votre critique littéraire et votre commentaire pourra être légitime.

    • Hatters gonna hate

      Outre une humilité profonde, vous deviez déjà avoir un niveau d’expression remarquable en cinquième!

      Je vais vous donner une citation de première (j’ai aussi passé le bac) qui trouve ici tout son sens: « La critique est aisée mais l’art est difficile ».

      Puis si vous donniez à chaque mot sa mesure vous comprendriez surement mieux cette critique et ce qu’elle essaie de dire de la littérature.