La Fiche de lecture : Jonathan Littell, Les Bienveillantes

Source : Booknode
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Aujourd’hui, le Mag’ lance sa nouvelle série hebdomadaire et rend à la littérature la place qu’elle mérite ! Le concept est simple : tous les mardis, on vous décortique un livre, d’hier ou d’aujourd’hui, qu’on a aimé ou détesté, mais qui en tout cas ne nous a pas laissés indifférents. Certes, des bouquins, vous en avez déjà par-dessus la tête; vous préférez vous détendre devant Les Ch’tis à Hollywood plutôt que de vous plonger dans un livre qui n’a rien à voir avec  le conflit identitaire indo-pakistanais ou la Constitution israélienne. Mais prenez votre temps, personne ne vous interrogera dessus, on ne vous oblige pas à le finir en une nuit ni à le présenter en exposé ! Et au pire, si vous ne savez pas quoi dire à une soirée, si vous tombez sur une fille hyper impliquée au BDA et que vous tentez de frimer, la Fiche de Lecture le fait pour vous.

 

Si vous ouvrez Les Bienveillantes au hasard, vous pouvez tomber sur un alignement de noms techniques issus des différents grades de l’armée allemande, ou de la SS. Ou sur des discussions techniques entre écrivains de droite sur la question de la race. Ou sur de longues descriptions de la Poméranie, de la musique de Bach, ou d’étranges dîners entre le narrateur et sa sœur. Oui, si vous choisissez de lire ce vaste roman, vous risquez aussi d’être choqué, de balancer le livre par terre, de l’abandonner en route, de mettre un an à le lire (ce qui fut mon cas également, avec de longues pauses). Syndrome typique : vous atteignez la page 690, et pensez soudain : « J’en suis qu’à la moitié ! ». Bien sûr, après un tel constat, vous n’avez aucune envie de vous impliquer dans une telle lecture, et cette prescription va vraiment tomber à l’eau. Mais vous ne pouvez pas passer à côté d’un livre pareil !

Maximilien Aue a servi dans les rangs de la SS. Mais également dans l’administration nazie. Il a vu les massacres sur le front de l’est, Stalingrad, les bombardements en Allemagne, Berlin en ruines. Il est sujet aux vertiges, aux nausées, et secrètement homosexuel. Le roman débute par trente pages brillantes, où nous découvrons sa situation : réfugié en France, il dirige une manufacture de dentelle, s’est marié. Aue relativise ensuite sa culpabilité : simple fonctionnaire, il n’a pas tué, ou ne s’en souvient plus, trouve des exemples de personnes bien plus condamnables que lui. Le tout avec agressivité et cynisme, bien sûr (en lisant le roman, il apparaît que notre héros adhère au nazisme d’une manière précise, n’allez pas croire à un innocent les mains pleines). « Si jamais vous arriviez à me faire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage » : voilà le genre de phrases que l’on trouve dans ce prologue, au ton certes différent du reste du livre.

Nul besoin de vous effrayer pour autant : ce roman n’a rien à voir avec une apologie de la violence, du massacre. Jonathan Littell refuse la complaisance, ou le « sujet choc » (notion qu’il faudrait définir un jour) dans l’absolu; ultra documenté, précis, son récit n’est pas qu’une réflexion sur le mal : il fait surgir des dizaines de moments d’anthologie. Comme lorsque, à force de lire des nombres de victimes, on se surprend à envisager une volonté d’esthétique de l’horreur chez Littell. Ou toutes les digressions, ces réflexions forcément dérangeantes, sur la race, la justification de la guerre. Le talent particulier de l’auteur est de faire s’écarquiller, s’exclamer ou se renverser le lecteur. Au milieu d’une longue scène dans les plaines d’Ukraine, de la vie de bureau d’une administration qui se voudrait banale, soudain, le drame, le sexe, la jouissance ou l’inavouable.

Bien sûr, à un moment, vous en aurez marre. Bien sûr, à un moment, vous vous demanderez quelle est la différence profonde entre un Obersturmführer et un Obersturmbannführer. Mais au milieu des lassitudes passagères, vous découvrirez les pièces pour clavecin de Rameau, les scènes délirantes de Littell (dans Berlin assiégé, à la fin du chapitre « Courante »)… Et vous ne regretterez pas d’avoir interrompu vos révisions pour des histoires si sordides et malsaines.

One Comment

  • jean

    J’avais aussi apprecié la précision de la chronique historique et l’originalité dans le choix du point de vue.
    En revanche je ne suis pas tout a fait d’accord quand tu dis « Jonathan Littell refuse la complaisance, ou le « sujet choc » ». J’ai trouvé qu’au contraire, il se complaisait dans l’horreur, en en faisant vraiment des tonnes sur des détails morbides. Je pense que le livre aurait été encore plus puissant si l’auteur avait plus fait appel a la suggestion.

    Sinon y’a une faute frappe dans l’article. C’est « ne s’en souvienT plus ».