Duel Copé-Fillon : la dynamique de l’opinion publique – Rencontre avec Serge Galam

Comment Jean–François Copé et François Fillon ont-ils pu s’offrir le luxe d’un remarquable 50/50?  Serge Galam, père fondateur de la sociophysique, propose une approche originale et révolutionnaire de l’opinion publique.

Note préalable : Une fois n’est pas coutume, voici un article un peu particulier dans la rubrique « Et Après ». Serge Galam n’est en effet pas un ancien de Sciences Po, puisqu’il est physicien de formation. Il est actuellement chercheur au CNRS et à l’X, et est le père d’une discipline bien particulière: la sociophysique. Peut-être le moyen pour les bicus ou les Sciences Pistes bien accrochés de découvrir une nouvelle voie, qui a encore beaucoup à offrir ?

Galam

Une anecdote de la vie du baron de Münchhausen pourrait illustrer de façon pertinente la situation d’un étudiant en sciences politiques qui planche sur une dissertation sur l’opinion publique. On raconte du baron, véritable Chuck Norris de la littérature allemande du XIXème siècle, qu’égaré dans un marécage, loin de tous, il eut tenté de s’en sortir en se tirant les cheveux vers le haut. Si l’étudiant lui aussi peut en venir à la douloureuse extrémité de s’arracher les cheveux, il est possible de relever deux autres sources d’embarras communes au baron et à l’étudiant. D’une part ils essaient tout deux de posséder un regard surplombant sur un champ qui les entoure et les emprisonne (puisqu’ils ont les pieds dedans, l’un le marais, l’autre l’opinion publique). D’autre part ils éprouvent un besoin urgent d’être outillés. On à peine à penser que notre pauvre baron ait pu s’échapper quelque fut sa force capillaire (de même que Jack Sparrow fuyant une île de l’Atlantique attaché à des dauphins). L’anecdote du baron est rapportée par Hegel. N’en déplaise au baron de Münchhausen, le problème de l’étudiant en sciences politiques, moins farfelu et plus intéressant me semble mériter toute notre attention.
« Ce grand mélange de folie, de faiblesse, de préjugés, de sentiments faux, d’obstination et de titres de journaux que l’on appelle l’opinion publique » (Robert Peel) est un concept protéiforme, à la fois instrument de légitimation politique et pouvoir contestataire. Autrement dit l’opinion publique est en même temps subjective, actrice de l’espace publique et objective puisqu’on essaie de la saisir statistiquement par le biais de sondages, qu’on la personnifie, qu’elle existe extérieurement à nous et que l’on peut l’influencer. Ce qui manque cruellement pour sortir le baron du marais, c’est une perche, un point d’appui. Ce qui manque à l’étudiant en sciences politiques c’est un moyen fiable pour saisir, si elle existe, la structure de l’opinion publique. Les interrogations contemporaines sur la nature et le fonctionnement de la démocratie rendent toujours plus pressant le besoin de comprendre l’ordre (ou le désordre comme on va le voir) des phénomènes d’opinion. Ces dynamiques qu’il convient de cerner se trouvent en amont des élections, pendant la campagne, et en aval, lorsque la rumeur enfle.

Entendons nous bien : l’idée de départ de Serge Galam est un brin provocante puisqu’il s’agit de faire un lien entre matière inanimée et matière vivante, en deux mots de comparer les hommes à des atomes et d’importer des schémas de la physique dans les sciences sociales. Ce qui importe ici est l’idée de groupe, d’interaction. Il est impossible de saisir l’opinion publique en partant du postulat de l’individu isolé, le groupe doit être premier, dans ses représentations et dans sa réalité sociologique. A vrai dire, la physique, plus que toute autre science, a compris ce besoin de passage du singulier au collectif dans la compréhension d’interactions. La découverte fondamentale est l’existence d’un comportement universel de la matière, une forme d’universalisme dont on peut se demander si il est maintenu par passage de la relation matérielle à la relation humaine.
Mais comment modéliser l’opinion ? Il s’agit de passer, comme en physique, par une simplification abusive de la réalité, de déterminer des lois de comportement général, et de compléter le modèle, par induction, pour expliquer toutes les exceptions. En quoi cette approche diffère t-elle de celle des Chicago boys, des ultra libéraux et autres savants qui essaient de modéliser mathématiquement le monde social? Comment être sûr que ce que l’on dit colle à ce qui est ? Que nos hypothèses de départ correspondent à la réalité ? En fait comment prétendre à un brin d’objectivité ? Toute la puissance de la physique vient de sa capacité à s’absoudre de la rigueur des mathématiques, de les dépasser par un ultime retour à la réalité, et de ne pas s’enfermer dans des schémas abstraits. Le physicien est toujours en prise avec l’expérience concrète tandis que le mathématicien fait découler d’axiomes un raisonnement logique. La sociophysique est un bon candidat pour expliquer mieux ce qu’est l’opinion publique.

Venons en directement aux prédictions effectuées par la sociophysique, ceux qui le souhaitent trouverons à la fin de l’article plus de précisions quant aux calculs eux mêmes. Comme Serge Galam, partons d’indices pour imaginer ce qu’est l’opinion publique. L’histoire commence en 2002, George W. Bush et Al Gore obtiennent quasiment le même nombre de voix à l’élection présidentielle. Il faut se mettre d’accord : sur deux cent millions d’électeurs, la probabilité d’arriver à les partager le jour J en un 50/50 est ridicule. Rebelote en 2005 en Allemagne, en 2006 en Italie, en Tchéquie ou au Mexique. Si un phénomène statistiquement improbable se répète plusieurs fois c’est qu’il y a une réalité sous-jacente qui nous échappe et que cache la complexité des phénomènes sociaux. Vous le comprenez, à la moindre erreur de deux voix, l’imbroglio politique prend des dimensions démesurées, voir aboutit à la scission de partis politiques… Ce qu’il faut voir, c’est que l’existence de ce phénomène rend quasiment mécanique les conflits qui peuvent émerger au lendemain d’un scrutin. A partir du moment où l’on se rapproche du 50/50, le nombre de voix, décisif passe en dessous de la marge d’erreur inaliénable (oublis, fraudes etc) dont tout scrutin d’une ampleur nationale ne peut se départir. Autre anecdote, dès 1997, Serge Galam prédit, contrairement aux sondages, que le Front National peut tout à fait remporter des élections de façon démocratique. Jean-Marie Le Pen est au second tour en 2002. Ce genre de situations se rapproche de ce que l’on appelle en physique la matière en désordre.

L’effet commun a ces deux phénomènes et un effet de seuil. A partir du moment où un certain pourcentage de la population penche pour une solution le balancier peut s’inverser et entrainer toute la société. Par exemple à partir d’un certain pourcentage de la population de gens convaincus que X est une meilleure solution que Y, un effet d’entrainement de l’opinion publique (que l’on peut modéliser mathématiquement) fait que X s’impose. Ce pourcentage de seuil est aux alentours de 20%. En l’occurrence concernant le FN, cet effet de seuil s’est trouvé renforcé par l’isolement total du parti qui rendait encore plus inimaginable un score élevé. On est passé du tout ou rien brusquement : l’opinion publique fonctionne par ruptures internes. Des idéaux types de caractères individuels participent de ces dynamiques. Il en est ainsi par exemple de la figure du « contrariant ». Le contrariant est quelqu’un qui se prononcera en réaction du « convaincu » toujours contre la majorité de son entourage: un certain nombre de contrariants dans la population suffit à enclencher une dynamique inverse. Ce type de comportement est plus que fréquent dans nos sociétés modernes. Qui ne l’a pas déjà expérimenté parmi ses amis? Les discussions conduisent à réduire la polarisation de l’opinion publique, « l’effet contrariant conduit à l’état de différence zéro. En termes mathématiques (…) on dit que cet état est l’unique attracteur de la dynamique ».
On peut expliquer la victoire du non au referendum de 2005 sur l’union européenne et contre toute attente et tout sondage : il a suffit qu’une partie de la population, les convaincus, des agents inflexibles, franchissent un certain seuil pour que le ‘non’ passe. Ces phénomènes de groupes (chacun peut être alternativement contrariant ou inflexible bien sûr. Ces catégories n’ont rien d’absolu) peuvent expliquer les régularités constatées dans les scrutins et phénomènes de rumeurs. Un certain nombre de variables locales, comme le scrutin majoritaire, renforce ce « tout ou rien ». Ce qui est paradoxal et effrayant est le pouvoir de conviction des minorités, la façon dont un mensonge peut se propager et l’emporter de façon totalement rationnelle. Les masses sont rationnelles, voilà tout le problème. Ajoutons que ce phénomène est d’autant plus puissant en situation de doute : toute solution possédant une portée explicative, dès lors qu’elle est adoptée par un certain pourcentage de la population est préférée et l’emporte, nonobstant qu’elle soit aberrante. On en arrive à cette conclusion paradoxale : le débat public créé de l’extrémisme ! A donner un arrêt cardiaque à notre pauvre Habermas.

Comment gérer politiquement ces phénomènes ? Le plus important vous l’aurez saisi est d’essayer de déterminer les seuils de propagation. Il existe des rumeurs qui à l’inverse échouent, faute d’avoir atteint le seuil critique pour lancer un phénomène social collectif de taille. On pense à celle du 21 décembre 2012 sur la fin du monde qui n’a pas prise. De façon intéressante c’est au contraire une méta-rumeur qui a réussi à émerger : une rumeur qu’il y a une rumeur sur la fin du monde. Ce qui explique pourquoi plusieurs centaines de journalistes ont fait le pied de grue dans le village de Bugarach, persuadés d’y trouver des hordes de fous furieux en attente de rédemption, et qui sont rentrés bredouilles, forts de quelques interviews mais sans phénomène de panique de masse.
Au delà de leur aspect politique certains résultats de la sociophysique sont l’opportunité d’un véritable questionnement philosophique et épistémologique. Il faut se méfier de l’opinion et des dynamiques en apparence imprévisibles qui peuvent subitement y naitre. La notion de doute, au lieu d’être refusée (on a vu que c’est ce qui produisait de l’extrémisme rationnel puisque la minorité aussi extravagante soit elle l’emporte en situation de doute) doit être assumée et portée au sein de la politique. On peut prendre à ce stade l’exemple du réchauffement climatique que Serge Galam utilise pour introduire une réflexion sur la place du scientifique dans la société. Il remarque que le discours scientifique est concernant l’enjeu écologique souvent ambigu car prescriptif et donc instrumentalisé dans le cadre de stratégies d’acteurs politiques. Plus largement Serge Galam pointe ici le problème de la figure de l’expert, figure paradigmatique de notre société (Nos plateaux TV en regorgent). Il met en garde contre certains « savants » qui mélangent les genres et présentent comme vraies leurs conclusions, sans avouer d’une part l’imprécision possible de certains instruments de mesure, d’autre part la subjectivité de l’interprétation des résultats. L’expert devrait catalyser le débat public plutôt que d’asséner des vérités qui l’inhibe. De manière paradoxale accepter un certain niveau de doute, savoir rendre la notion de « risque» plus inclusive, moins fermée à la critique, c’est rendre au citoyen la part de responsabilité qui lui revient. La grande originalité de cette conception de l’opinion publique est sa vision doublement critique des élites et du peuple, un appel à la responsabilisation et à la prise de risques mesurés.

La sociophysique contribue à informer l’opinion de sa réalité, à la façon dont elle se forme non seulement depuis l’extérieur, sous l’effet d’évènements, mais aussi de l’intérieur de façon autonome. De notre entretien avec Serge Galam, on essaiera de tirer une réflexion sur la place du savant, entre prise de risque et responsabilisation. L’appréhension du risque, mathématisé sous forme d’intervalle ou de façon philosophique avec la thématique de la catastrophe, est d’ailleurs un objet central de recherche aujourd’hui. Du côté politique, ces phénomènes d’opinion auto alimentés seraient probablement à inclure dans une théorie plus large du choix public.

En réutilisant les concepts de contrariants, de convaincus et le phénomène de l’effet de seuil, parviendrez-vous à présenter quelques grandes raisons de l’imbroglio électoral à l’UMP ?

Un article de Serge Galam sur le même sujet : http://www.jolpress.com/blog/serge-galam-comment-j-f-cope-gagne-lump-grace-aux-contrariants-sociophysique-815034.html

A lire : Serge Galam, Sociophysics, A physicist’s Modeling of Psycho-political Phenomena, Understanding Complex Systems, 2012, XXIII, 439p illus., 261 in color., Springer

Quelques publications de Serge Galam :
S. Galam, « Public debates driven by incomplete scientific data: The cases of evolution
theory, global warming and H1N1 pandemic influneza », Physica A 389, 3619 3631 (2010)

S. Galam, « Sociophysics: a review of Galam Models », International Journal of Modern Physics C 19, 409 – 440 (2008)

S. Galam, « Global warming: a social phenomena », Complexity and Security, The NATO Science for Peace and Security Programme, Chapitre 13, J. J. Ramsden and P.J. Kervalishvili (Eds.) (2008)

5 Comments

  • AlainCo

    Bienvenu dans mon monde d’opinion verrouillés…
    La sociophysique n’est pas surprenant. elle reprend l’idée évidente de Isaac Asimov, la psychohistoire, qui n’est qu’une vision sociophysique de l’histoire.
    Si vous lisez des livres comme logic of life, freakonomics, cela ne vous surprend pas.

    si vous suivez les progrès en théorie des système, émergence de comportement, cybernétique moderne, c’est évident.

    le problème c’est l’impact sur al vie réelle…

    mois je suis veilleur LENR…
    on a des tonnes de papiers, de preuves, bien plus solides que les sceptiques que Galam soutient, ou que leurs opposants, car de notre coté c’est de la science expérimentale et pas une bataille de modèles et d’hypothèse qu’on pourra valider dans100ans, avec un seul labo, la terre…

    et bien rien ne se passe. black-out. des idioties sans nom passent dans les news scientifique, mais nous on est officiellement banni … on sers même sur la recherche d’exemple de catastrophe, qui justifierais d’éteindre internet…
    il y a bien des betises sur internet, mon job c’est d’y faire le tri, mais il y en a autant dans les journaux, scientifiques ou pas, dans les institutions onusiennes, ou les partis politiques…

    je me suis fendu d’un résumé pour décideurs
    http://lenrnews.eu/francais-lenr-resume-pour-decideurs/
    d’un article de synthèse sur la physique
    http://lenrnews.eu/evidences-that-lenr-is-real-beyond-any-reasonable-doubt/
    et pas plus d’effet qu’un rapport de la cours des compte

    le système est bloqué comme l’esprit d’un membre du ku klux klan.
    le modèle à utiliser, qui rappelle la sociophysique, est celui de Roland Benabou, de princeton
    dans son annexe « patterns of denial » il montre bien que le déni, les esprit bloqués sont courants .
    http://www.princeton.edu/~rbenabou/papers/Patterns%20of%20Denial%204l%20fin.pdf

    dans ses articles, comme « groupthink: collective delusion in organization and market »
    http://www.princeton.edu/~rbenabou/papers/Patterns%20of%20Denial%204l%20fin.pdf
    son modèle, très proche de la sociophysique, fait apparaître des mécanismes observés dans la réalité et en donne une possible explication.
    il explique pourquoi, comme je l’ai observé sur La recherche, Sci am, futura science, les esprits se braquent d’autant plus vite que les données récentes deviennent déplaisantes et irréfutables, et les prètres du dogmes veillent a ne pas mettre ajour leurs données.
    Il explique aussi pourquoi les subordonnés , malgré un accès clair à la réalité continuent a défendre le consensus faux, car ils n’ont aucun moyen de lutter contre, face a leur hiérarchie, et qu’ils souffriraient d’admettre qu’on les spolie de leur avenir, sans espoir de s’y opposer.

    le modèle de groupthink de Benabou est véritablement un bijoux, évidemment ignoré, pour les raisons qu’il explique.

    en tout cas ce qu’apprend le modèle de sociophysique, et que confirme l’anthropologie ou la théorie de la percolation, c’est que quand on dépassera un seuil ca va basculer.

    c’est ce qui est bien décrit dans le livre « antifragile » de taleb.

    ce que le dysfonctionnement des politiques actuelles me fait comprendre c’est qu’il faut arrêter de se focaliser sur le problème, sur la morale, sur le résultat, mais sur le système qui rend ce problème systématique.
    car c’est bien le jeu de rétroaction, bien compris en sociophyisique, qui détermine de la pathologie. Ma formation en automatique m’a préparé a ca et je trouve pitoyable que l’ENA ne forme pas a ca.

    a noter aussi cet très beau papier sur les dragonking et les black swan.
    on croit souvent que les catastrophes sont des événements rares, mais trop gros pour être négligés, les cygnes noirs.
    en fait ce serait des dragon king, événement prévisibles, lié a la structure du système et qui sont aussi prévisible de l’explosion d’une bulle( certain, mais quand).
    http://www.er.ethz.ch/presentations/Dragon-Kings_LORENZ_16DEC10.pdf

    le drame de la situation actuelle je pense c’est d’un coté une mondialisation de l’espace de propagation des délires, et de l’autre une montée en compétences (marketing, sciences cognitives) des groupes de pressions, enfin de certains (vous les reconnaîtrez par le fait qu’il sont sympathiques et jamais critiqués d’être des lobbies).

    en tout cas vaste sujet, d’actualité…

  • Laurence de Montaignac

    Un article qui attire notre curiosité sur une discipline qui gagnerait à être mieux connue!
    En attente des prochains articles!

  • anais.robin

    Une passionante façon d’interpréter les phénomènes de groupe et l’opinion publique!
    Un article très bien rédigé qui stimule la curiosité!