De l’ « homme providentiel » au « mandat de trop »

Troisième article de notre série consacrée aux polémiques soulevées par l’attribution arbitraire de primes aux membres de la direction de Sciences Po. LaPéniche s’intéresse à l’évolution de l’image de Richard Descoings dans les médias, de celle d’un audacieux innovateur à celle aujourd’hui écornée d’un directeur empêtré dans l’opacité et les réformes.

Et paf

« Je suis très heureux de ne pas laisser indifférent », se plaît à répéter Richard Descoings : c’est le moins que l’on puisse dire à propos du directeur de Sciences Po qui, depuis sa prise de fonction en 1996 et jusqu’à son quatrième (et dernier) mandat consécutif entamé en avril dernier, a fait couler beaucoup d’encre à propos de sa personnalité et de son action à la tête de notre vénérable institut.

Une quinzaine d’années de cela, lorsque Richard Descoings succéda à Alain Lancelot, d’aucuns pensaient que ce conseiller d’Etat, passé par Sciences Po et l’ENA, se contenterait de garder le même cap que ses prédécesseurs ; qu’il ne toucherait pas à cette poussiéreuse institution, antichambre par excellence de la fonction publique. Raté : avec l’internationalisation et l’allongement de la scolarité, il bouscula un peu déjà une école qui ne s’était pas réformée depuis belle lurette. Mais si ces premières réformes passèrent sans encombre, la réforme de la procédure d’admission et la création des Conventions d’Éducation Prioritaire en 2001, et l’augmentation qui suivit en 2004 des frais de scolarité – échelonnés en fonction des revenus des parents – firent l’objet de critiques nourries à l’égard de notre directeur. Fortement décriées à l’époque, ces réformes furent, comme c’est souvent le cas avec M. Descoings, finalement acceptées, voire même copiées, ce dernier passant alors systématiquement de l’image d’un dangereux mégalomane agité à celle d’un véritable avant-gardiste. Les louanges reçues contribuèrent en partie à ce que Nicolas Sarkozy lui confie en 2009 une mission sur la réforme du lycée – finalement abandonnée.

gloryA Sciences Po, où il a profondément transformé le public, Richard Descoings apparaît alors comme un « homme providentiel » dans une école auparavant embourbée dans un immobilisme à terme inquiétant. Personnage charismatique, il fait l’unanimité auprès des élèves, dont aucun directeur n’a jamais été aussi proche. Accessible, il les accepte comme « ami » sur Facebook où il mène directement le débat, s’arrête pour discuter avec eux lorsqu’il traverse le hall. « Il y a une Richardmania », constate avec étonnement un doctorant, tandis qu’Hervé Crès dit de lui : « C’est une légende, les étudiants l’adorent ». Et de fait, des chants du Crit aux vidéos les plus improbables, cette fascination pour « Richie » surprit par son ampleur. Ce dernier a su jouer de ce charisme, de ce « plébiscite » – même si lui-même rechigne à employer cette expression – pour poursuivre un train de réformes qu’il juge « indispensables ».

Dans la presse, on loue aussi ce « new management» qui contribue au développement original de l’institution. En 2007, Le Point porte aux nues le « contre-modèle » de Sciences Po, affirmant que « depuis quelques années, c’est rue Saint-Guillaume et non à l’X, à HEC ou à Normale sup que s’agitent les idées qui font bouger la société française ». Malgré les fortes critiques lors de ses réformes (« L’électrochoc ça a été les CEP, je m’en suis pris plein la figure », raconte en 2007 l’intéressé), tous les médias – où les diplômés de Sciences Po, par ailleurs soucieux de ne pas cracher sur l’école qui les a si bien formés, s’imposent en masse – finissent par chanter à nouveau les louanges de Richie, qualifié d’ « agitateur engagé » et de « calculateur ambitieux ».

Pourtant, sa gestion serait plus critiquable qu’elle n’y paraît : début 2009, une lettre ouverte aux salariés de Sciences Po est publiée par deux professeurs qui dénoncent un « malaise » dans l’institution. Cette lettre pointe du doigt plusieurs sujets de préoccupation, au premier rang desquels la réforme constante des filières et le flou des procédures de décision, dans lesquelles les salariés se sentent peu sinon pas du tout impliqués. Richard Descoings le reconnaît lui-même dans une interview la même année : « Très concrètement, je dirige seul Sciences Po ».

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Si, à l’instar d’Axel Kahn, président de l’université Paris-Descartes, tous s’accordent donc pour dire que « sous la houlette de Richard Descoings, Sciences Po Paris a changé de dimension », cette transformation ne s’est pas faite sans mal. En octobre 2009, une enquête menée par des journalistes de Mediapart a voulu savoir « à quel prix s’est bâti ce nouveau Sciences-Po ». Ces derniers livrent des conclusions fracassantes : un nombre inquiétant de salariés dénoncent à l’unisson un système « autoritaire », « autocratique ». Dans la lignée de la lettre publiée au début de la même année, on voit des professeurs écœurés par un système de gestion comparé à la cour du roi Louis XIV, un système non pas méritocratique mais « clientéliste ».

Finalement réélu le 11 avril 2011 pour un quatrième mandat de cinq ans consécutif – avec 27 voix favorables pour un vote blanc – Richard Descoings poursuit son train de réformes et annonce fin 2011 une nouvelle réforme du concours d’entrée (trois ans à peine après la précédente), avec notamment une suppression à l’horizon 2013 de l’emblématique épreuve de culture générale. Ce fut un nouveau tollé : on dénonce là « l’inculture générale », ou ici l’empêchement fait aux élèves de la « possibilité d’être vraiment eux-mêmes, loin des récitations ».

Fin d’année difficile pour le directeur, puisque Mediapart – encore eux – dévoile au même moment les rémunérations de la direction, qui suscitent un tollé immédiat : les étudiants s’étouffent devant les 40.000 euros mensuels (bonus compris) perçus par Richie, soit entre cinq et dix fois plus qu’un président d’université française ; « je gagne très bien ma vie », reconnaissait en 2009 l’intéressé. Si cette rémunération n’est pas démesurée par rapport à celle des présidents d’universités anglo-saxonnes que M. Descoings a pris pour modèle, il n’en fallait pas plus pour que, suivi par d’autres, Le Monde brise un tabou en évoquant pour la première fois le « mandat de trop ».

richieAu final, si nul ne peut nier que Richard Descoings a considérablement apporté à Sciences Po (« Richard a fait de ce machin en plomb un truc en or massif », approuve Laurent Bigorgne, ex-directeur des études de Sciences Po), ce que soulignent en premier lieu ses supérieurs dans une récente tribune au Monde ; s’il est indéniable qu’il a permis à l’école de se développer dans tous les domaines et d’accroître sa réputation au plan national comme international, le directeur de l’école, au charisme semble-t-il éteint, essuie donc aujourd’hui un feu de critiques plus nourri que jamais.

Alors, M. Descoings a-t-il fait son temps ? Doit-il laisser la place à un autre ? En 2009, il affirmait que, lorsqu’il n’aura plus la confiance des étudiants ou des salariés, ceux-ci le lui « montreront tout de suite » ; « et comme j’ai, parmi tous mes défauts, immensément d’amour-propre : même si le Conseil me faisait la confiance de me renouveler ; si je perdais la confiance des étudiants, si je perdais la confiance des salariés, je partirais ». Cette confiance, au moins entamée, est-elle perdue ? Ce jour est-il venu ? Si les étudiants et les salariés n’en sont pas à défiler pour demander sa démission, on peut au moins légitimement se poser la question.

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