Concours de nouvelles : Les Grands Gagnants (3/3)

Afin d’achever le semestre en beauté, le Magazine de la Péniche vous propose de découvrir la nouvelle lauréate du concours du Club-Litté du BDA. Félicitations donc à Médi Abkari!

Cet air d’écoeurdéon

– Roy ! Tu me saoules déjà avec ton rhum, se plaignit Christina.

– C’est vrai qu’il faut ingurgiter des litres de tequila en léchant du sel et en croquant dans du citron pour gagner ton estime… Ironisa Roy

– Paf ! S’exclama-t-elle.

– Oui. Paf hier soir et voilà le résultat ! Regarde-toi ! Répondit-il.

– Et si l’on optait pour du Whisky ce soir ? Tentai-je.

– Et pourquoi pas noyer Jack dans le Coca pendant que tu y es ? Attaqua Christina.

– Joli ! Avouai-je.

– Bon les intellos, pour moi, ça sera Dillon et rien d’autre, s’agaça Roy. Le Dillon, c’est l’avenir.

– Pourquoi ? Demanda Christina.

– Je sais pas mais sur le coup ça sonnait bien.

– C’est ça. Ton avenir c’est plutôt du rosé pour accompagner tes futurs déjeuners interminables ! S’amusa-t-elle.

– J’aurais plutôt pensé au Champagne ma belle.

– Bon, allez vous faire foutre, je vais chercher mon Moelleux, annonçai-je sereinement. Ces deux plébéiens tentant de défendre leurs propres intérêts avec plus de fougue que les chefs d’État lors des sommets du G20 étaient mes deux colocataires, et accessoirement, mes meilleurs amis. Roy, ami d’enfance, suivait des études de communication et de marketing. En le connaissant un minimum, on pouvait se demander comment pareille personne avait survécu dans le milieu universitaire jusqu’à bac + 5. C’est simple, je ne l’ai jamais vu ouvrir un bouquin (vous allez me dire, en communication et marketing…). Christina, c’était l’inverse, elle ouvrait trop de bouquins. Même si l’on n’en ouvre jamais assez, elle, en ouvrait trop. Étudiante en troisième année de lettres modernes et philosophie, elle rêvait de devenir écrivain. Original n’est-ce pas ? A cette méchante rhétorique néanmoins réaliste, elle répondait qu’elle pourrait toujours devenir professeure, chroniqueuse pour quelques revues ou pour des radios écoutées par trois personnes incluant son père, journaliste, nègre littéraire ou prostituée. Elle ne manquait pas d’idées. Tout cela pour dire que, comme beaucoup, nous étions en train de débattre incessamment devant ce que nous avions nommé le rayon sacré afin de déterminer quel alcoolier allait s’enrichir sur notre début de cirrhose. C’était un rituel. La jeunesse de France se retrouvait toujours au même endroit, au même moment. Dix-neuf heures. Samedi soir. Cinq mots qui puaient la banalité, la bêtise et l’excès. Cinq mots qui se répétaient semaine après semaine et qui se déclinaient parfois légèrement (dix-huit heures, vendredi soir) pour nous donner l’impression que notre vie ne tournait pas en rond ou plus simplement, pour nous permettre de ne pas rater notre émission préférée du samedi soir (Si. C’est tout à fait possible d’avoir une émission préférée le samedi soir). Cinq mots pour dépeindre la condition humaine. Dans une certaine mesure. Devant le rayon des vins et alors que mes deux chers amis, restés au rayon des spiritueux, se disputaient violemment afin de déterminer ce que leur foie ingurgiterait dans un futur proche, je fixais ma bouteille de moelleux. Elle semblait m’appeler calmement. C’était la douce voix d’Arnaud Montebourg en marinière qui m’encourageait à consommer Français, m’interdisant, non sans une certaine autorité apaisée et apaisante, d’acheter ces aberrations que représentaient le rhum Bacardi ou le Tennessee whiskey. Oui, même en soirée, il fallait consommer français. Je trouvais cette idée absolument extraordinaire. Et si l’économie d’un pays ne pouvait se redresser qu’en couchant tout le monde par terre ? Cet intense raisonnement macroéconomique fut brutalement freiné par une chanson. Sur le moment, je me mis à sourire vaguement parce que l’air était assez con. Simplet jovial, un peu dans le style de Patrick Sébastien à la réflexion. Mais rapidement, mon sourire s’effaça. Je ne savais pas pourquoi mais ce morceau m’agitait insupportablement. Chaque note me donnait l’impression qu’une lame pénétrait ma chair. C’était un air d’accordéon et j’aurais été bien incapable de vous dire lequel. Ça me rappelait une fille et j’aurais été bien incapable de vous dire laquelle. C’était énervant. Vous savez, comme lorsque vous essayez de vous souvenir de quelque chose qui ne veut pas revenir. Vous luttez, vous l’avez sur le bout de la langue, et finalement, ça sort. Là, en l’occurrence, ça ne sortait pas. Ces petits triolets responsables de la valse impressionniste de mes souvenirs me laissaient totalement vide devant les bouteilles de moelleux. J’en avais parfaitement conscience mais je ne pouvais rien faire d’autre, si ce n’est essayer de me souvenir des causes de cette douleur. Soudain, le sursaut. L’accord final – ré mineur septième – me fit, l’espace d’une demi-seconde, regretter d’exister. Je vous assure que je n’étais pas (encore) drogué. Quoi qu’il en soit, une fois ce sympathique et court interlude fini, je pris deux bouteilles et rejoignis mes amis à la caisse. Finalement, ils avaient opté pour du Pastis. J’étais fier de notre patriotisme. Il était désormais une heure du matin et j’étais d’ores et déjà affalé sur l’un des rares canapés de la boite de nuit dans laquelle on m’avait trainé. J’adore les ellipses, c’est génial : pendant que le lecteur se préoccupe de la logorrhée qu’on lui balance, le narrateur peut faire sa vie – en l’occurrence, faire un saut dans le temps et l’espace. Personnellement, j’étais pour finir la soirée dans un bar sympathique mais Roy voulait absolument choper, et Christina, une fois les trois bouteilles vidées, devint assez drôle pour me convaincre de venir. Nous arrivâmes tant bien que mal, en ratant deux fois le bon arrêt de bus. Nous entrâmes dans la boite sur un remix de It don’t mean a thing de Duke Ellington et Ella Fitzgerald. En fait, le DJ était en train de bootléguer ce morceau à I’ve got that tune de Chinese man. Je trouvais ça amusant. Je pensais, peut-être à tort, que peu de gens devaient se souvenir de l’accroche instrumentale scandaleusement efficace de Hummin’ to myself des Washboard Rhythm Kings que les Chinese man avaient simplement samplé pour leur tube. Peu importe, le rendu était grisant. Mais épuisant. Au bout de trois minutes de danse, Roy partit se griller une clope bien méritée, Christina courut chercher un verre, quand à ma personne, elle prit discrètement d’assaut ce canapé rouge vif parfum vodka-pomme qui, étrangement, ne s’était pas fait recaler par les videurs.

– À quelques centimètres près, tu m’écrasais. Le canapé me parlait. C’est à ce moment que j’aperçus une robe aussi rouge que le canapé et par la même occasion, la fille qui la portait.

– Aucun risque. J’avais bien calculé ma chute, répondis-je.

– Et la marge d’erreur proportionnelle au taux d’alcool que tu dois avoir dans le sang ?

– Je n’ai pas bu.

– Intéressant. Parce que tes yeux disent le contraire. Et tu n’aurais certainement pas dans comme ça si tu étais sobre.

– Et pourquoi pas ?

– Parce que le regard des autres. Parce que la pression sociale. Parce que l’alcool résout tous ces problèmes.

– Avant d’en créer d’autres plus grave ?

– Oui mais ça serait prendre en compte le futur. Regarde autour de toi et dis-moi qui a l’air de se préoccuper du futur.

– Bon, j’ai rarement eu une conversation aussi intéressante dans un lieu pareil alors je vais faire l’effort de te répondre. Tu vois le grand brun qui bouge n’importe comment là-bas ? Chemise à carreaux, bière à la main, celui qui essaie de se frotter à la blonde sponsorisée par American Apparel depuis vingt-minutes ? (Je pointais Roy de l’index). Et bien lui, il semble se préoccuper d’un futur assez proche.

– J’avais en tête une conception plus noble et plus responsable du futur mais je valide l’humour. Tu t’appelles comment ?

– Haen. Enchanté.

– Haen ? C’est un prénom de merde !

– Peut-être mais il irait bien avec ta robe.

– Au moins tu sais parler aux femmes.

– La conversation dégénère, on devrait faire comme toutes les autres personnes normalement constituées ici présentes, c’est-à-dire aller boire, aller fumer ou aller danser. Tiens, allons danser !

– Peux pas. Tu vois la fille là-bas ?

– Laquelle ?

– Brune. Légèrement bouclée. Coupe au carré rétro. Top bleu et jupe grise.

– Celle qui est déjà passée dans trois bouches différentes depuis le début de notre conversation ?

– Quelle finesse d’observation ! Celle-là même. Cela fera bientôt quinze minutes qu’elle danse. Ce qui signifie qu’elle va faire une pause clope d’une seconde à l’autre. Et je vais la rejoindre. Tu es évidemment le bienvenu. Dans les fumoirs, vous n’avez pas besoin de fumer. Le fumoir est une consommation de tabac offerte par la maison. Il vous suffit de rentrer, de prendre une grande bouffée d’air, et voilà, vos poumons en prennent pour la soirée. Cependant la fille à la robe rouge n’était pas du même avis, elle sortit donc sa Lucky (réversible, évidemment) et tapota l’épaule de son amie en lui faisant le mythique signe du briquet. L’amie en question se retourna. Le son de la boite me figea une nouvelle fois. C’était encore cet air d’accordéon. Vous devez vous demander ce qu’un air d’accordéon peut bien foutre dans un supermarché et dans une boite de nuit. C’était un simple sample qui s’obstinait à vouloir saper ma soirée. À ce moment-là, je vis un petit garçon tendre une boite à musique à une petite fille. Je vis la petite fille laisser quelques larmes couler calmement sur ses joues et le petit garçon baisser la tête, pleurnichant en silence. Je me voyais, tendant cette petite boite couleur pêche. Je voyais l’amour de ma vie de petit enfant l’ouvrir et laisser s’échapper cet air d’accordéon. Je voyais ses petits yeux verts me dire qu’elle était désolée de ne pas rester. Je la voyais me sauter au cou et me dire qu’elle reviendrait, qu’elle garderait toujours cette petite boite avec elle, que ce n’était pas grave parce que ce n’était pas de sa faute. C’était la faute des parents. C’était la faute de leur travail. La faute des adultes et de leur triste réalité. Les images commençaient à devenir floues. Je ne me souvenais plus. Il m’en fallait plus. Il aurait fallu que cette musique ne s’arrête jamais. Je voyais des lettres, quelques photos, celles qu’elle m’avait envoyées lors des années suivant son départ. Puis plus rien. La musique se terminait, la (mauvaise) transition était déjà bien entamée et ces souvenirs dans lesquels je me serais enfermé volontiers pour l’éternité s’évaporèrent dans la fumée de la cigarette abruptement consommée par cette bouche qui m’était de moins en moins étrangère.

– Ilsée ?

– Non. Moi c’est Marie. Mais Ilsée c’est joli aussi, répondit la brune tout en allumant la

clope de la fille à la robe rouge.

– Et moi c’est Charlotte. Et lui c’est Haen et il a un prénom de merde, et visiblement, il a voulu t’en donner un à même teneur.

D’accord. J’avais totalement déliré. Maintenant j’avais l’air un peu con. D’où le drôle de silence qui s’installa.

– Il a pas l’air très bavard ton ami au nom pourri…

– Il est hilarant, faut juste le lancer. Ça doit être un diesel… assura Charlotte.

– En parlant de diesel, j’ai trouvé le mien pour la nuit. Glissa discrètement Marie.

– Lequel des trois ? Lançai-je. Soudainement. Stupidement. Désespérément.

– Hum, à vrai dire, il y en a eu plus de trois ce soir mais tu ne devais pas être encore arrivé… Alors comme ça, on m’observe ?

– Je suis sociologue, j’analyse les interactions sociales des individus…

– Vraiment ?! S’étonna Marie.

– Non. Mais je ne vois pas trop ce que j’aurais pu répondre d’autre.

– Hilarant t’avais-je dit ! S’amusa Charlotte.

À ce moment, j’aperçus Roy, par terre, en train de se battre avec un modèle tout droit sortit des boutiques d’Abercrombie & Fitch devant faire deux fois sa taille, et Christina, dans l’angle, le filmant avec son téléphone – du moins, essayant, vu qu’elle tenait à peine debout. Je pris congé de ces deux charmantes personnes qui avaient donné un peu de sens à ma soirée pour sortir mon débile d’ami de là. Tentant de les séparer et assurant que ce très cher Roy souffrait d’anxiété généralisée – ce qui était évidemment faux – je me pris également une mandale. Nous nous fîmes sortir de la boite. Une fin de soirée à peu près sans surprise.

Si. Une en fait. Le modèle belliqueux, c’était le diesel de Marie pour cette nuit. Ils étaient assis sur un banc. Eux préparaient une soupe de langue pendant que Charlotte faisait signe au taxi de s’arrêter. Pour moi, c’était Ilsée. C’était ses yeux. C’était son regard froid et détestable que j’avais adoré étant petit. Mais Ilsée, j’en étais persuadé, m’aurais reconnu. Et Ilsée, en définitive, se serait appelée Ilsée. J’étais donc perdu, pris dans cette contraction. Je m’étais trompé, j’avais vu dans les yeux d’une fille un trésor que je pensais perdu pour toujours. C’était la faute de cette foutue musique. Il fallait oublier tout cela. Laisser cette Marie aux bras de son Diesel. Lorsque le taxi arriva, Charlotte tendit un billet au chauffeur. Marie, qui était en train de se remaquiller, monta la dernière. Lorsqu’elle remit son rouge à lèvre dans son sac, sa trousse à maquillage tomba par terre. Elle ne s’en rendit pas compte. En passant la deuxième, le taxi emporta, avec Marie, les miettes d’un espoir dont je ne savais que faire depuis déjà trop d’années. Fin de soirée. Roy gisait près d’une poubelle, sa cigarette virait au rouge. Lui-même ne devait pas s’être rendu compte qu’il saignait du nez. Christina, de l’autre côté du coin de la rue, rendait discrètement mais généreusement ce qu’elle avait volé à ma bouteille il y a de cela quelques heures. Je m’approchai de la trousse. Entre-ouverte, elle contenait notamment du fond de teint, du mascara, du blush, de la crème hydratante, trois capotes, du gel de massage et une petite boite à musique couleur pêche. Je ramassai cette dernière et l’actionnai. Le même air d’accordéon. Sous la boite était gravée au crayon foncé l’inscription « Pour Ilsée », suivi d’un coeur raté. C’est drôle, ce que le temps fait.

Médi Abkari

One Comment

  • Ben

    Lauréat, lauréate, la confusion ajoute au trouble de la nouvelle. (slowly walking out of the room)

    La légèreté du texte évade un peu de la grisaille hivernale. Merci Medi !