Billet d’humeur entre blues et loose : le cafard de la cinquième année

                               De tous les gens que j’ai croisés, c’est un sentiment qui domine : la cinquième année est là pour filer le cafard. Eclatés en plusieurs masters aux calendriers, salles et rythmes de vie différents, les étudiants qui constituaient un ensemble cohérent en premier cycle se retrouvent projetés aux 4 coins du 7ème arrondissement pour le mieux, ou du monde pour le pire, quand vient l’heure des stages obligatoires.

A part les têtes devenues bien familières de ma spécialité, croiser quelqu’un relève de l’événement inattendu, un peu comme trouver une place en bibliothèque à 11h. Entre les masters confinés de 10 à 50 étudiants, aux usines que sont AP et fin et strat, c’est le blues qui envahit tout le monde. Ce n’est pas tellement la nostalgie des années de fête et des exposés cu-cul de dix minutes que l’on regrette, mais plutôt le tiraillement entre la frustration de voir ce déferlement de mioches à peine bacheliers et l’appel frénétique du marché du travail que l’on constate.

A cela s’ajoute le constat insignifiant du temps qui passe et qui s’accélère. Oubliées les théories sur la souveraineté et les conditions de la concurrence pure et parfaite, il ne reste plus que des thématiques de spécialisation. A mon immense désespoir, mon grand oral portera très certainement sur un sujet inhérent à ma spécialité. Voilà qui ne sera pas l’occasion de balayer cinq ans de connaissances et de méthodes acquises, aussi fragilisées soient-elles. C’est bien dommage. Au bilan intellectuel que l’on ne fera plus, je substitue ce bilan affectif et sentimental ô combien paradoxal. La cinquième année est une formalité expédiée en quelques mois, dans un univers que l’on ne reconnaît plus et que l’on désire quitter. Dans cinq ans, lorsque je serai avocat et attelé à mes conclusions vers deux heures du matin, me viendra sans doute la pensée d’avoir été étudiant à Sciences Po prenant une bière au Basile ou gisant en bibliothèque, le tout en sachant qu’à cette époque mon vœu le plus cher était de boucler ce faux répit qu’est cette dernière année.


Devenir un zombie en sa propre école est pour le moins curieux. En quelques années beaucoup de choses ont changé : DSK, Rémond, les portes lourdes, la façade dégueulasse, l’ancien logo, le calme en péniche, une bibliothèque vide, une cafet fumeur, l’Abbaye. Tout cela a disparu et de nouvelles conquêtes sont venues accentuer le dépaysement de certains. De l’exploration du 6ème et du 7ème arrondissement, que ce soit rue de l’Université ou Boulevard Saint-Germain, sans compter ce bâtiment sans âme du 28 rue des Saints-Pères, on en vient à célébrer chaque venue au 27. Un peu comme un retour aux sources.


La quatrième année constitue l’âge d’or du parcours à Sciences Po, en somme l’âge mûr. Et comme disait Pierre Desproges : « après l’âge mûr vient l’âge pourri ». Oui l’âge pourri de se retrouver comme un petit vieux abandonné aux soirées BDE et cherchant désespérément une tête connue entre deux cours pour discuter ou plus simplement aller boire un coup. Alors certes il y a les engagements associatifs et tous ces trucs là, mais cela ne couvre pas la déception de l’éclatement et la constatation de l’arrivée de nouvelles générations. Mon année n’est pas encore finie que je me perds entre ceux qui rentrent de stage, étudient en province, sortent de leur grand O, sont en année de césure ou préparent leurs concours comme des enragés empreints de désespoir. Encore quelques mois d’errance et bientôt la grande lessive aura lieu, une promotion de plus sortira de la machine et d’autres passeront au lavage.

9 Comments

  • leila

    L’enragée empreinte de désespoir dans laquelle je me reconnasi malheureusement ne peut qu’approuver ! Très bon philippe !

  • Val

    True story !
    Je me sens à la fois concerné par le sentiment de nostalgie qui nous envahi tous en cette fin de 5A et particulièrement visé par le « croiser quelqu’un relève de l’événement inattendu » (mais ça m’a fait d’autant plus plaisir de te croiser mardi matin !) et le « (ceux qui) préparent leurs concours comme des enragés empreints de désespoir » (et là c’est moins drôle !)… Excellent article qui m’a remotivé pour aller bosser (un peu) ! Merci Philippe 🙂
    V

  • Florian

    C’est rigolo, ce n’est pas du tout le souvenir que je garde de ma 5ème année (il y a 3 ans, déjà)
    La dernière année, c’est celle de tous les possibles : celle où on sert la main de tous les responsables associatifs (parce qu’on a appris à bien les connaitre, avec le temps), celle où certains membres de l’administration commencent à être plus sympas et complaisants, celle où les moindres recoins de l’institut n’ont plus de secrets, celle où les soirées étudiantes ont toutes un goût d’apocalypse finale, celle où on peut faire des stages à côté et bâcler ses exposés (parce qu’on a enfin compris que ça ne sert à rien de s’y mettre plus de 48h à l’avance), celle où on a assez de maturité pour créer des trucs un peu fous et inattendus comme LaPeniche.net !

    C’est certes une année de transition entre la vie d’étudiant et celle de jeune actif, mais ce n’est pas quelque chose qui meurt, au contraire : c’est quelque chose qui se transforme, qui nous propulse vers l’avant, et dont on doit profiter pour en tirer une dernière fois le meilleur parti. Faites la fête comme jamais, les jeunes, car elle ne sera plus jamais aussi bonne après.