Voyage de la mémoire (1/3) – Combattre la haine par la mémoire

C’est exactement trois heures et vingt-cinq minutes après avoir reposé le pied sur le sol français et dix minutes après m’être avachie sur mon canapé, que je décide de prendre la plume, ou plutôt le clavier, pour tenter de vous livrer quelques bribes des quatre jours qui viennent de s’achever.

Un peu de contexte d’abord. L’antenne de Sciences Po de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF) a décidé cette année d’organiser un voyage de la mémoire à Cracovie et Auschwitz-Birkenau, en Pologne. Comme toutes les principales associations de Sciences Po, La Péniche s’est vue proposer par Elena Flack, la présidente de l’UEJF Sciences Po, de participer à ce voyage par l’intermédiaire d’un.e représentant.e. Ainsi, rédactrice de La Péniche, je me suis retrouvée un jeudi matin dans le terminal 2F de l’aéroport Charles de Gaulle, assise à même le sol avec trente-quatre autres étudiant.e.s, membres de l’UEJF ou représentant.e.s d’associations et syndicats étudiants du campus de Paris et de Menton, tous présent.e.s, si ce n’est prêt.e.s, pour vivre cette expérience hors du temps.

J’ai participé à ce voyage de la mémoire en tant que membre de la communauté étudiante de Sciences Po avant de le faire comme journaliste, c’est pourquoi tout au long de cet article je m’inclurai dans le récit que je m’apprête à débuter. Vous le comprendrez, ces quatre jours furent d’une telle intensité, qu’il est impossible pour moi, participante active, de me désengager de leur narration, ce serait fort malhonnête. Je ne vais pas dans cette série d’articles retracer l’histoire de la Shoah ou vous transmettre toutes les connaissances qu’a pu nous partager Alban Perrin, notre guide et historien au Mémorial de la Shoah à Paris : pour vous instruire à ce sujet, je vous renvoie vers les productions de mes camarades de Sciences Po TV et de Radio Germaine. Je vais de mon côté tenter de vous transmettre des fragments de ce que nous, trente-cinq étudiant.e.s aux histoires familiales et aux engagements divers, avons pu vivre le temps d’un voyage. L’exhaustivité ou l’objectivité ne seront pas de mise, mais elles seront dignement remplacées par l’honnêteté, l’émotion et la volonté de transmission.

Au commencement, on trouve le bureau de l’UEJF Sciences Po : Elena Flack, Elie-Emmanuel Levinas, Léa Salomonowicz, Ethan Werb, Simon Attias, Léa Hanoune, Victoria Peresse, et le bureau national pour les soutenir et les accompagner : Samuel Lejoyeux et Yossef Murciano. Tous ont imaginé et construit un programme de quatre jours au rythme soutenu, l’idée de pause n’ayant pas sa place dans ce voyage, pour faire de trente-cinq étudiant.e.s les Témoins de la mémoire de la Shoah. Elena Flack nous explique avoir pour objectif de fédérer la communauté étudiante autour de la lutte contre la haine, contre toutes les formes de haine, lutte qui s’incarne dans notre cas par une expédition dans la Pologne glaciale afin de porter la mémoire d’une forme ultime de la haine : l’assassinat des populations juives par le régime nazi, et ce de manière industrielle dans plusieurs centres de mises à mort dont fait partie Birkenau. S’instruire de la mémoire de la Shoah et la transmettre consiste pour la présidente de l’UEJF Sciences Po en un devoir universel, idée partagée au sein du groupe. Pour clôturer le voyage, Alban Perrin nous dira que l’antisémitisme n’est pas l’affaire des juifs mais celle de nous tous et toutes qui refusons de céder à la haine. Ne se satisfaisant pas de grands discours universalistes, les étudiant.e.s de l’UEJF ont fait par ce voyage le choix de l’action en fondant de la première à la dernière pierre un voyage pour transmettre à des représentant.e.s de la communauté étudiante la mémoire de la Shoah. Représentant.e.s qui, à leur tour, feront vivre la mémoire à Sciences Po et partout autour d’eux, en parlant, en écrivant, et en accompagnant leurs proches au Mémorial de la Shoah, à Auschwitz-Birkenau, ou dans d’autres lieux de mémoire.

La confrontation au paroxysme de la haine se veut aussi être le moyen d’interpeller sur les formes contemporaines de la haine, que ce soit l’antisémitisme, le racisme, ou toute autre forme de discrimination. Tout au long du voyage, le temps présent ne s’absente jamais véritablement, il accorde une place de choix aux récits du passé mais ne s’éloigne pas tout à fait et s’immisce dans tous les petits trous en nous rappelant que la haine est féroce et que si nous ne la combattons pas activement, elle nous écrasera tous. Avec ce voyage, l’UEJF Sciences Po, en s’inspirant de ce qui a pu être fait en 2019 à l’Université Paris 1, nous offre un modèle de mise en action associative des valeurs qu’elle porte.

Première étape de cette expérience, la visite privée du Mémorial de la Shoah à Paris le lundi 3 mai 2021. Après être passé.e.s dans l’Allée des Justes au dos du Mémorial, nous circulons entre les grandes stèles du Mur des Noms, stèles blanches noircies par les gravures des prénoms, noms et dates de naissance de tous les déportés juifs et toutes les déportées juives, dont le point de départ fut la France, pays des Droits de l’Homme supposé les protéger de la barbarie. Nous sommes ensuite entré.e.s dans le Mémorial, pour suivre notre guide à travers un dédale de pièces… Elles défilent les unes après les autres, les horreurs s’accumulent, jusqu’à une salle toute en longueur au bout de laquelle on aperçoit deux photographies floues, mal cadrées. De loin, je crois décrypter une montagne de graviers, en m’approchant je comprends que ces clichés sont les preuves du génocide.

Les graviers ne sont pas des graviers.

Prises par des membres du Sonderkommando, groupe de déportés juifs chargés de brûler les corps gazés d’autres déporté.e.s, les deux photographies que j’observe sont les seules preuves en image des mécanismes de mise à mort des populations juives par les nazis. Nous retrouverons ces images glaçantes au fond de Birkenau, dans un champ verdoyant semblant avoir oublié que les cendres de centaines de milliers de victimes ont nourri sa terre. Après la fin du tour du Mémorial au pas de course, nous empruntons des escaliers et nous retrouvons au sous-sol, dans la crypte. Maïa nous racontera plus tard qu’au moment où ses pieds ont foulé les SIX marches amenant dans la crypte, que ses yeux avaient comptés les SIX branches de l’étoile de David, que ses oreilles avaient entendu le silence de SIX millions de juifs assassinés, elle avait été saisie d’une émotion sans commune mesure. La crypte est d’une grande puissance en ce qu’elle transmet à celles et ceux qui la pénètrent un sentiment de pesanteur qui saisit les cœurs. C’est indéniable, elle empoigne sans ménagement ceux qui y descendent, mais elle peut aussi sembler apaisante et poétique, avec son puits de lumière éclairant uniquement l’étoile de David et les SIX urnes qui y sont encastrées, le reste de la pièce n’ayant droit qu’à la pénombre.

En quittant le Mémorial, je discute avec Alexandra, nous nous demandons si nous serons capables d’exprimer une émotion lorsque nous foulerons le sol d’Auschwitz-Birkenau. Au Mémorial, nous avons compris l’importance du voyage que nous allions accomplir, mais les larmes n’ont pas coulé… Qu’en sera-t-il en Pologne ?

Crédit image : Victoria Peresse (UEJF Sciences Po) – Alban Perrin (de dos) et les participant.e.s du voyage de la mémoire dans l’ancien quartier juif de Kazimierz, face à la statue de Jan Karski, résistant polonais.