Un pas de deux éclatant, Black Swan de Darren Aronofsky

On peut toujours avoir la critique facile. Les mauvaises langues trouveront toujours des défauts mineurs à des films majeurs. J’en fais sans doute partie.
Je dois donc parler ici du dernier film du cinéaste américain Darren Aronofsky, que l’on connaît notamment pour son précédent film, remarqué, qui remettait Mickey Rourke et le catch sur le devant de la scène. Ici, on est moins violent : on parlera de danse classique et de Natalie Portman. A priori, on aurait pu penser le film plus soft, doux, agréable. En réalité, il est tout le contraire. Le succès du film réside en ce que l’auteur ne se sert de la douceur qui émane de la danse que pour surligner le désastre de la folie.

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Autant le dire tout de suite : sauf si vous êtes high, la première scène vous saisira d’entrée par sa beauté. Autant de grâce qui nous trompe sur la suite. Car en fait, l’histoire qu’Aronofsky nous conte n’est pas celle du Lac des Cygnes, mais celle de Nina, danseuse étoile au New York City Ballet, en concurrence acharnée pour obtenir le rôle de sa vie, celui pour lequel elle a tant donné pour sa troupe, celui du cygne blanc, et du cygne noir. Dès le rôle assigné, Nina se transforme, irrémédiablement. Elle croise son double menaçant dans une ruelle isolée, double qu’elle retrouvera plus tard dans un grand moment de paranoïa miroitante. Ce n’est pas un film sur la danse donc, mais bien un film sur la folie. L’histoire en elle-même laisse quelque peu indifférent, même si elle part d’une bonne idée (filmer la danse comme une épreuve, âpre et rude, et ne pas s’en tenir à sa représentation sur scène impeccable et gracile). La bonne idée du film est donc de traiter la folie et la schizophrénie à travers la danse et surtout au travers du rôle du cygne blanc/noir, hautement attaché à toute la tradition psychanalytique. « This role is destroying you » comme le dit la mère de Nina. La folie s’empare de l’étoile, progressivement, jusqu’à un paroxysme éblouissant. Les vingt-cinq dernières minutes valent à elles seules le film entier. La fluidité de la mise en scène est d’autant plus paradoxale qu’elle filme une véritable descente aux enfers. La dernière scène de danse est à cet égard une exceptionnelle démonstration de force, où l’on suit la transformation en temps direct de Nina-White Swan en Nina-Black Swan, où la folie l’envahit pour une dernière ronde, subtil éclat de mise en scène, porté par la puissance de la musique de Tchaïkovski. On ne lourera jamais assez le mérite du film, celui d’embarquer le spectateur pour une séquence allant de l’insoutenable à la beauté la plus éclatante, de la grâce au meurtre sordide (imaginaire, réel ? tout est, comme dans la tête de la danseuse, confus dans le propos mais très net, voire violent, dans l’image). Cependant, on peut voir un peu plus loin que la seule « notion » de folie chez Aronofsky. Parce qu’en fait, il ne parle pas de folie dans le sens de démence psychologique, mais plutôt de folie dans le sens où Nina cherche à atteindre un idéal de perfection contre lequel son être même, son corps se bat. Plus qu’une analyse de la folie, Aronofsky se livre à une critique de l’idéal que l’on s’impose parce qu’on nous l’a précédemment imposé (par un coureur de jupon, par une mère castratrice). Aronofsky a-t-il tenté d’illustrer cette tendance moderne du dénigrement de soi et de ses potentialités dans le but d’incarner une image conformiste de la perfection et du bonheur ? Car si Nina arrive à devenir la première étoile, c’est plutôt pour son malheur. Un peu comme si le cinéaste renonçait au cinéma pour devenir trader et s’enfoncer dans le cynisme le plus commun et stupide, cédant ainsi au culte universel de l’argent et du pouvoir.

Natalie Portman, sublime dans la vie, est sublime à l’écran. Défigurée, torturée, elle abandonne ici son jeu généralement minimaliste et aseptisé pour se lancer à corps perdu dans un film qu’elle a mis plus d’un an et demi à préparer. Rien que la performance physique de l’Actrice (elle danse elle-même) est à saluer. Il faut la voir pour la croire. Injustement reléguée aux comédies américaines débiles et conformistes (quoi qu’on en dise), elle trouve là sans doute le rôle de sa vie. On n’en imagine aucune autre à sa place tant sa prestation est intense et tenue de bout en bout. Fragile et gracile dans la première scène, on suit pendant 1h30 sa transformation vers le côté obscur de la force (toute référence à sa filmographie est fortuite). Un paragraphe pour une jeune actrice, aussi belle que brillante, me semble trop peu. Mais l’ensemble de la critique s’accorde à dire que si ce film est sans doute le sommet de sa carrière, c’est aussi le tournant qui lui ouvrira (même si elles étaient déjà entrouvertes) les portes du grand cinéma d’auteur américain ; et lui évitera de joindre les deux bouts en jouant les nymphomanes aux cotés d’Aston Kutcher. Sa prestation en éclipserait presque celle de sa partenaire à l’écran, Mila Kunis, inconnue au bataillon, mais qui n’a (relativement) rien à lui envier. Son rôle de concurrente pour le rôle de la reine des cygnes fait office de catalyseur de la folie de Nina, qui la déclenche dans des moments de pure hystérie fantasmée (voir à cet égard la scène d’amour lesbien qui en dit plus que n’importe quelle autre sur le rapport ambigu des danseuses, jalouses mais fascinées les unes par les autres).

Évidemment, des défauts, des défauts, des défauts. Du sang s’il vous plait. Deux problèmes. De un : autant Natalie Portman est au-delà du magistral, autant Vincent Cassel est en-dessous du ridicule. Les pectoraux bien gonflés dans un pull col V moulant, notre maitre de ballet a un peu de mal. Avec la langue déjà (anglais foireux qui n’aide pas). Et ensuite le jeu. À part courtiser grossièrement sa danseuse étoile, il n’apporte rien au film. De deux : du gore à la limite du soutenable qu’Aronofsky aurait pu évité, et qui finalement rend certaines scènes du film risibles (cf. le rang des jeunes premières dans la salle Presitge-séance de 20h à la limite du hurlement strident quand Portman-Nina s’écorche à vif le doigt). L’artifice est un peu gros, et à la limite de la réflexion psychologico-horrifique que Lars Von Trier a mené de son côté il y a peu de temps avec Charlotte Gainsbourg. Le montage l’accentue encore plus en jouant sur l’effet de surprise, utilisant trop souvent le couple : « je me retourne rapidement-musique stridente-un inconnu trop proche fonce sur moi ». Le tranchant de sa mise en scène aurait suffit. Certains diront qu’il transfigure le ballet en lui associant l’horreur, je n’y vois qu’un intérêt hollywoodien pour le fantastique bas de gamme.

Ce film est loin d’être un film sur la danse, sur la beauté des chorégraphies (qu’on ne voit d’ailleurs quasiment pas). C’est un thriller efficace, délirant, fantasmagorique, porté par une actrice hors du commun. On finit à bout de souffle. Un grand moment d’excès cinématographique.

7 Comments

  • redacteur

    @dargelos : Garden State est sans doute le summum de la comédie sentimentale et débile, et N. Portman n’y brillait pas spécialement (disons que le rôle qui lui était proposé n’était pas non plus exceptionnel, où crier au dessus d’un ravin était son seul moyen d’expression)… Par ailleurs, je voulais simplement souligner sa très impressionnante performance en dénigrant, c’est vrai un peu vite, ses autres rôles (tout mais pas Garden State). J’aurais du préciser qu’elle était aussi très bonne dans un de ses autres films, V pour VEndetta.

    @clément : oui c’est vrai, That’s 70’s show, mais je parlais surtout de cinéma (elle a joué dans quelques autres films, mais qui ne m’avait pas, moi en tout cas, spécialement marqué)

    @Léa : effectivement, j’ai lu sur slate.fr, mais seulement après la publication, que ce n’était pas elle qui dansait toutes les scènes (ce qui était marqué dans tous les dossiers de presse, etc)… en tout état de cause, pour une actrice et non une danseuse, elle se demerde pas mal (de la part d’un mec qui n’a jamais dansé de sa vie, si vous me demontrez que c’est facile, je m’incline)

  • dargelos

    Free Zone ou Garden State sont loin d’être des comédies sentimentales et débiles, et le jeu de Portman n’y est en aucun cas aseptisé ou minimaliste.. l’auteur de l’article n’a sans doute vu que black swan et sex friends..

  • Clement

    Bon article, mais Mila Kunis n’a rien d’une inconnue ! Certes elle n’a pas le palmarès de Natalie P. mais tout le monde se souvient du mémorable That’s 70’s show.

  • Léa

    Un film qui ne traite pas de la danse, certes, mais imprégné jusqu’à la moelle de tous les clichés qui l’entourent : la mère castratrice, le maître de ballet tyrannique et j’en passe… C’est épuisant, à croire que les seuls films qui n’évitent pas ces écueils sont les documentaires.
    Tout cela ajouté à ce besoin constant de Darren Aronofsky de PROUVER au spectateur que son héroine bascule dans la folie en fait un film catastrophique selon moi. Putain, mais on n’est pas obligé d’injecter du sang dans les yeux d’un personnage pour montrer qu’il bascule dans la folie.
    Je tiens à préciser que ce n’est pas Natalie Portman qui danse, elle est doublée par Sarah Lane de l’ABT pour le bas de jambes. Ils ont simplement gardé certains ports de bras pour pouvoir dire aux Oscars que Portman est quand même vraiment trop un génie.
    A fuir.

  • Migou

    Alors là non, je me dresse, je m’oppose, et je m’indigne, on ne critique pas Vincent quand il parle anglais.