Tribune – Polanski, l’homme et l’artiste

Aujourd’hui, j’ai honte.

Je pense que chacun de nous, où qu’il se trouve, pense savoir de quoi je veux parler quand j’évoque cette sensation ; la petite piqûre de gêne que nous nous infligeons parfois, qui nous fait baisser les yeux et souhaiter appartenir à un autre part. Pourtant, ce que j’éprouve aujourd’hui n’a rien à voir avec un mauvais souvenir qui s’éloigne en un froncement de sourcils, car j’ai honte de quelque chose qui me dépasse. D’une institution, d’un système, d’une cérémonie censée représenter une part de notre culture, et donc de notre âme. Aujourd’hui, j’ai honte à l’échelle d’un pays.

Énorme, cette honte infuse dans la pluie qui tombe sur mes vêtements, elle serpente dans les rues à perte de vue, elle est partout, omniprésente. C’est la chape de plomb qui pèse sur chacun de mes cils ; c’est le vent qui me hurle la défaite des Césars de vendredi soir. Car oui, il s’agit bien d’une défaite ; les femmes ont perdu contre le talent.

Quelle souffrance d’éprouver simultanément la tristesse d’avoir perdu un combat, et la honte d’être malgré moi ce coup de fouet qui a claqué salle Pleyel quand Roman Polanski a gagné la récompense du meilleur réalisateur pour son dernier film, « J’accuse ». Pour la première fois, je suis déchirée entre ma morale et la société. Et cela m’est insupportable.

Alors, je me suis mise à la recherche d’une solution, celle qui éclairerait les honneurs que l’on fait à cet homme, et me permettrait d’alléger le poids de la douleur des femmes qui pèse sur mes épaules. Qu’est-ce qui justifie que l’on félicite Roman Polanski ? Qui est-il, au moins juridiquement, puisque que le cadre officiel est le seul sur lequel je peux m’appuyer avec certitude ? Avec fébrilité, je cherche comment laver ce qui s’est salit chez nombre d’entre nous et je veux expliquer l’étrange décision de l’Académie.

Alors je reviens sur les faits.

Roman Polanski, de son vrai nom Raymond Thierry Liebling, est franco-polonais. Réalisateur de nombreux films, il est considéré par la majorité de la critique internationale comme l’un des grands réalisateurs contemporains et nombre de ces travaux ont été de nombreuses fois primés pour leur qualité ; le regard d’artiste de Polanski est juste et acéré. C’est un homme fait pour l’art.

C’est aussi un homme lacéré par la vie et les épreuves incroyablement dures qu’elle lui a fait subir :  le ghetto de Cracovie durant la seconde guerre mondiale, la perte de sa femme Sharon Tate, assassinée alors qu’elle est enceinte de huit mois et demi. Je ne peux qu’imaginer à quel point de telles blessures doivent détruire un homme. Mais Roman Polanski est aussi autre chose. Roman Polanski est un criminel. C’est un homme au mental d’acier, qui a su faire preuve de force lorsque tout était noir ; c’est un réalisateur de génie, mais c’est aussi une menace.

Ici encore, je ne me base que sur ce que je peux affirmer avec certitude ; et contrairement à ce que certains prétendent aujourd’hui, il est totalement avéré que Roman Polanski est coupable d’un viol sur la personne de Samantha Geimer, 13 ans à l’âge des faits. Condamné par la justice américaine, Roman Polanski a choisi de fuir le pays pour ne pas encourir le risque de voir la peine indéterminée qui lui était imposée se transformer en une vie de prison. Aujourd’hui, il est encore considéré comme un fugitif ; cependant, sa nationalité française empêche son extradition tant qu’il est sur le territoire du pays. Monsieur Polanski n’a donc pas totalement répondu de ses actes envers une quelconque justice.

Par ailleurs, onze autres femmes l’accusent d’agressions sexuelles multiples et variées. Mais il s’agit de témoignages n’ayant pas donné suite ou des plaintes ayant été prescrites ; dans chacun de ces onze cas, M. Polanski bénéficie donc de la présomption d’innocence, essentielle au bon déroulement de la justice. Il appartient à chacun de considérer ces accusations comme vraies ou fausses ; mais aux yeux du système, le réalisateur ne peut être considéré comme coupable et cela est fondamental.

Résumons ce que nous savons. Roman Polanski est un homme complexe aussi doué qu’il est dangereux. Il nous prouve depuis des années la dualité déroutante qui existe entre l’art et l’humanité. Effectivement, être un monstre n’empêche pas de produire de grandes choses. Le réalisateur de film, violeur d’une jeune fille est la preuve vivante qu’une même personne est capable de produire un message puissant et un acte ignoble ; L’on peut aisément distinguer l’homme de l’artiste, le Polanski auteur de chefs-d’œuvre et le Polanski animal, cruel et destructeur.

Cela dit, ce n’est pas le message que m’a donné la France le 28 février 2020. A mon sens, L’Académie n’a pas seulement récompensé un homme coupable d’un acte pédophile. L’Académie des Césars a félicité un coupable d’un acte pédophile qui a fui les ravages de son crime, sans se soumettre à la justice. Elle a félicité un homme, pour son travail. Mais elle a félicité un homme qui n’a pas payé.

L’homme et l’artiste existent séparément, mais cela ne signifie en aucun cas que l’un doive supplanter l’autre. L’artiste et l’homme doivent être mis sur un pied d’égalité : pour apprécier l’un, il faut que l’autre soit regardé tel qu’il est. Il est nécessaire que celui dont on récompense le travail soit aussi celui qui purge la peine qui lui a été ou lui sera assignée.

Vous avez le droit de penser autrement cette distinction homme/artiste, de considérer que la postérité est plus importante que la criminalité. Mais les femmes qui se sentent aujourd’hui insultées au plus profond de leur être ont aussi le droit de souffrir, car voilà le véritable message que l’Académie a renvoyé au monde : le talent compte plus que votre douleur, l’artiste compte plus que l’homme, et vous n’êtes rien face au travail d’une vie. Le traumatisme qui entachera votre existence n’est pas suffisant.

La négation du cauchemar que revivent chaque jour dans leur chair les femmes victimes de viol est assourdissante et explique l’acte de Mme Haenel, qui a choisi de quitter la salle au moment de l’annonce de la victoire de Monsieur Polanski. L’actrice, qui se dit elle-même victime de viol, est depuis louée par beaucoup pour son courage ; personnellement, j’aurai tendance à penser qu’il lui était tout simplement insurmontable de rester, comme il m’est impossible de ne pas chercher à justifier le choix de l’Académie sans jamais y parvenir.

Je ne peux donc pas m’expliquer que l’on considère aujourd’hui acceptable qu’un homme n’ayant pas payé pour ses actes soit tout de même plébiscité. Mais je refuse de me laisser abattre par cette défaite et je veux utiliser l’indignation abasourdie d’aujourd’hui comme un moteur. Il était trop illusoire de ma part de penser naïvement que la voix des femmes commençait à être entendue aussi bien qu’elle le devrait ; mais il est hors de question de penser que ce ne sera pas le cas un jour. Je veux continuer à voir les choses changer, pour pouvoir peut-être regarder un jour les films de Polanski en sachant qu’il a payé, et en ayant confiance dans un système nous protégeant toutes et tous.

Je veux pouvoir dire que si Adèle Haenel s’est levée parce que l’outrage était insupportable, nous sommes des milliers à la suivre pour faire changer les choses, peu importe combien de temps nous devrons lutter.