Raphaëlle Bacqué : « il faut voir Richard Descoings comme un déviant créatif »

Raphaëlle Bacqué, grand reporter Monde et auteure de Richie, dans les librairies aujourd’hui, a rencontré LaPéniche pour un long entretien sur les réseaux de pouvoir de l’ancien directeur de Sciences Po, l’affirmation de son homosexualité, la gestion de l’école et l’idolâtrie que lui vouaient les étudiants. Propos recueillis et édités par Elian Peltier.

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LaPéniche : Dans Richie, vous employez plus d’une centaine de qualificatifs et d’attributs pour peindre ce “roi secret de notre époque”, “éternel adolescent” qui “aime entraîner les autres dans les incendies qu’il provoque”… Qu’est-ce qui vous a le plus surpris chez Richard Descoings ?

Raphaëlle Bacqué : J’ai d’abord été surprise par l’ampleur de ses réseaux, qu’ils soient politiques ou dans la haute-administration. Mais j’ai surtout été marquée par sa dualité : Richard Descoings était ce représentant typique de l’élite française qu’il n’avait de cesse de bousculer, avec une haine de l’Etat parfois étonnante pour quelqu’un qui en possédait tous les ressorts. C’était aussi un créatif joueur et quelqu’un de très sombre, parfois morbide, dépressif.

L’un des fils conducteurs du livre est cette “façon d’être homo” propre à Richard Descoings. Ca veut dire quoi, “être homo façon Descoings” ?

On voit à travers son parcours comment l’acceptation de l’homosexualité a évolué au sein des élites. Descoings est passé par plusieurs phases, certes communes aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas tant que ça à son époque : une homosexualité dissimulée, puis ambivalente, et enfin assumée.

Descoings dissimulait son homosexualité à l’ENA. Là-bas, il était obligé de cacher ce qu’il était profondément pour nourrir son ambition et entrer dans le milieu social auquel il aspirait, celui des énarques et des grands corps.

Vient ensuite l’homosexualité ambivalente. Parce qu’il avait deux alliances, une en argent à la main gauche et une en or à la main droite, il affirmait lui-même : “je suis homosexuel pour ceux qui savent et hétérosexuel pour ceux qui n’ont pas besoin de savoir”. Il y a ainsi chez lui une part de provocation et de cynisme dans la façon de jouer des avantages éventuels de l’homosexualité, et en même temps de la cacher quand ça pouvait lui nuire.

Homosexualité assumée enfin, comme les étudiants pouvaient le voir à Sciences Po. Il la revendique d’autant plus ouvertement à l’époque où il arrive à la tête de l’école, car c’est à ce moment que le PACS est discuté. Il va pouvoir l’assumer car la société toute entière l’assume davantage.

Il y a le passage à l’ENA et ses stages, que vous décrivez à peine, et puis cette expérience à Aides, l’association de luttre contre le Sida, une sorte d’autre stage de la vie pour Descoings, qui ressemble, sous votre plume, à l’expérience la plus marquante de sa jeunesse. Qu’est-ce que Richard Descoings y apprend ?

J’ai avant tout été surprise par le fait que personne ne se souvenait de lui à l’ENA ! Descoings y a été totalement transparent. L’ENA lui a été utile, mais c’est Aides qui lui apprend tout : comment tenir un groupe et organiser un collectif, comment faire du lobbying, comment récolter des fonds… De fait, il était plus intéressant de s’arrêter davantage dessus que sur l’ENA, ce creuset conformiste qui n’avait même pas vu Richard Descoings passer.

Vous racontez comment il quitte Aides en surprenant tous ses amis, sans un mot d’adieu. Comment expliquer cette volte-face pour celui qui avait enfin pu retirer son “armure de haut-fonctionnaire” grâce à l’association ?

C’est très typique de sa personnalité : quand il considère avoir fait le tour d’une question, Descoings rompt brutalement.

Et en même temps, Aides n’est pas non plus sa culture : c’était un groupe qu’on qualifierait aujourd’hui de “bobos”, beaucoup plus amusants et assumés que Descoings ne l’était. Je pense qu’il s’y est senti en position d’infériorité, face à ces jeunes gens très “intellos”, cultivés, plus mondains. Descoings faisait partie d’une autre élite, celle de l’administration. Une administration dont il n’aimait pas les attributs, mais qu’il portait malgré lui.

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Crédits : Stephanie Lacombe

 Cette autre élite, c’est aussi celle de son groupe d’amis avec Guillaume Pépy, le directeur de la SCNF, et les soirées dans leur appartement de la rue Godot-de-Mauroy… Qui est ce “RichardetGuillaume” qui ne forme plus qu’un pour leurs amis intimes ?

Pépy et Descoings avaient autour d’eux un cercle très homogène, un noyau dur d’une demi-douzaine de personnes : des énarques sortis des grands corps, homosexuels, qui se retrouvaient autour de ces deux caractéristiques. Ils avaient les mêmes ambitions, la même façon de vivre, et avaient créé ce groupe autour de liens affectifs et professionnels.

Comment expliquer la mue du “petit homme qui flottait dans son loden” et “qui ne s’aime plus” quand il est Conseil d’Etat, à celle de “prince italien”, directeur épanoui à Sciences Po ?

Sciences Po est la grande affaire de sa vie. Il veut diriger Sciences Po dès ses premières années au sein de l’école. Pour avoir l’habitude de côtoyer différentes personnalités du pouvoir en France dans mon travail au Monde, je peux dire que j’éprouve souvent ce regret de voir que peu d’entre eux s’intéressent à l’éducation. Mais Descoings, ça le passionne et ça l’a toujours passionné : c’est remarquable. Il se forge sa propre idée de l’éducation dans les cabinets de Jack Lang [Descoings y est responsable des questions budgétaires de l’éducation nationale au sein du Ministère de l’éducation] et avant ça de Michel Charasse [conseiller technique sur les questions d’éducation pour le ministre délégué au Budget]. Il avait compris les ressorts de l’éducation moderne et mondiale.

C’est pour ça qu’il va tout mettre en œuvre pour prendre la succession d’Alain Lancelot [Directeur de Sciences Po de 1987 à 1996]. Lancelot lui-même repère en Descoings la carrure qu’il a pour être son dauphin. Assez vite, Descoings entre donc dans la peau du personnage et imagine un vrai projet pour Sciences Po. Ça l’habite à tel point que ça le transforme physiquement, intellectuellement.

Descoings devient donc directeur en 1996, mais dès 2002 pourtant, il commet sa première tentative de suicide depuis qu’il est à la tête de Sciences Po et est interné dans le plus grand secret, à Garches, de janvier au début du printemps…

Oui, car même les plus grands épanouissements professionnels ne compensent jamais les errements psychologiques et les troubles existentiels. Il y a depuis toujours chez Descoings, un malheur intime qui coexiste avec la personnalité flamboyante et créative. Les psychiatres diraient qu’il est bipolaire. Ce qui est sûr, c’est qu’il passe de l’exaltation la plus grande et de la créativité la plus spectaculaire, à des abîmes de doutes et de dépression dont cette tentative de suicide et cette hospitalisation cachée par son entourage.

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Crédits photos : MYCHELE DANIAU / AFP

 Comment s’est-il relevé ? L’ouverture aux ZEP, l’internationalisation de l’école… Tous les traits caractéristiques de sa direction sont à venir !

C’était un homme aimé. Aimé par Guillaume Pépy, par ses amis, par Nadia Marik, très aimé par les étudiants. C’est plus que sa béquille, c’est sa raison de vivre. Toute son équipe l’aide à cacher cette faille immense : dans une école autant incarnée par son directeur, son absence aurait pu être une catastrophe. Quant à ces quelques mois en maison de santé [à la clinique de Garches, consacrée aux de dépressions, addictions et de troubles bipolaires], ils ont fait en sorte que personne ne le sache, au premier plan les étudiants. Certaines personnes auraient pu prendre sa place, mais on va plutôt l’aider.

Alors que lui-même doute et se demande s’il doit démissionner.

Oui. Mais parce qu’on l’aide, il s’en relève, et arrive la deuxième phase de sa direction : la direction à deux, avec Nadia Marik qui devient la véritable n°2 de Sciences Po.

Femme de Descoings et n°2 de Sciences Po… Nadia Marik semble incarner ce mélange de vie privée et de vie publique pour celui que vous qualifiez de “prince des grandes confusions”

C’est une confusion classique chez tous les grands fauves du pouvoir. C’est presque normal : il a une grande œuvre à accomplir, quelque chose de si prenant, de si total. Il est normal que tout ce qu’il est — sa personne, ses affects — entre en ligne de compte.

Là où c’est particulier, c’est qu’il dirige une école du pouvoir dont la raison d’être est d’enseigner aux étudiants l’absence de conflits d’intérêts, le bien public, l’utilisation des fonds de l’Etat à bon escient, et qu’il ne se les applique pas à lui-même. Diriger une université avec son épouse, c’est du jamais vu. Il se justifiait en invoquant la comparaison avec certaines entreprises privées. Mais il était à la tête d’une école du pouvoir !

Cette direction avec son épouse est aussi la première faille dans la gestion de son royaume. La responsabilité des dérapages de Descoings n’incombe pas du tout à Nadia Marik, il en est le seul responsable. Mais il n’aurait jamais dû la nommer au poste de n°2. Ca va contribuer à leur enfermement. Descoings avait déjà autour de lui une forme de cour, et l’arrivée de Nadia Marik a renforcé cet effet de cour. On ne pouvait parler ni devant lui ni devant elle ! “Couple Ceaucescu, tsar et tsarine”… ils vont hériter de tous les surnoms qui symbolisent une dictature.

En seize ans de direction, la « rock star Richie » est surtout devenu le « tsar Richard » : est-il vraiment “seul dans cette course en avant qui le dévore” ?

Oui et non. Descoings a plusieurs fois été tenté de faire prendre un autre tournant à sa carrière et de démissionner, sans jamais y songer sérieusement. Il aura fallu un scandale comme celui des salaires de Sciences Po en 2011 pour qu’il l’envisage. Mais ces derniers moments de tension montrent qu’il n’est pas seul à renoncer à démissionner : tout le Conseil d’Administration de Sciences Po l’en empêche. Lui démissionnaire, c’est la crise ouverte et la remise en cause d’un héritage dont ils sont tous partie prenante.

De ce point de vue, oui, j’ai été frappée par l’extrême solitude de Richard Descoings à Sciences Po. Personne n’a empêché ses dérapages. C’était de sa faute, mais il a été obligé de tout endosser. Le comité des rémunérations est autant responsable que lui de sa rémunération ! Or il n’y a plus personne quand le scandale arrive… et ils sont toujours là maintenant.

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Crédits photos : Sciences Po

A la lecture du livre, on a l’impression qu’on a vu Descoings partir.

Il y a forcément une part de reconstruction a posteriori, je serais donc prudente pour ne pas dire qu’on l’a vu partir. Mais il y a chez Descoings comme une prémonition. Pas la prémonition de sa mort, mais quelque chose de plus ambivalent. Il y faisait allusion bien avant. Le matin de son départ à New York, il envoie ce sms si caractéristique de sa personnalité : “Si l’on s’écrase, la messe aura lieu à Saint-Sulpice. Mozart à tue-tête. Plug’n’Play au premier rang”.

Et il y aussi ce sms à Olivier Duhamel, quelques jours avant son départ à New York : “Merci. Sans toi, je serais mouru”. Il faut se rappeler qu’en 2012, Descoings est pris dans une période de tensions extrêmes : le rapport de la Cour des Comptes, l’indignation causée par son salaire, la désillusion auprès des étudiants… C’était un homme qui aimait être adulé, qui n’était jamais satisfait : l’amour qu’on lui portait n’était jamais suffisant. Avec ses étudiants, l’idée qu’il puisse déchoir à leurs yeux lui était insupportable. Ca a contribué à créer une tension, et c’est dans cet état d’épuisement, épuisement physique aussi, qu’il part à New York.

De quoi est mort Richard Descoings ?

D’un infarctus. C’est un problème cardiaque, très probablement lié à son mode de vie. Mais c’est ce qui précède qui est intéressant : l’extrême tension jusqu’à son départ, la façon de recevoir des escorts-boys jusqu’à la dernière nuit… Il y a chez lui une volonté d’aller jusqu’au bout, de toujours transgresser.

A sa mort, vous expliquez comment son cercle proche s’est servi des premiers mots d’Hervé Crès et du rassemblement spontané des étudiants en pleine nuit pour éloigner les détails de son décès… On se serait presque sentis instrumentalisés à être devant le 27 rue Saint-Guillaume, ce 3 avril peu avant minuit.

Les étudiants n’ont pas été instrumentalisés ; vous y êtes allés spontanément. Je pense que l’amour des étudiants était réel. Mais on s’en est servi comme un paravent à autre chose. C’est frappant : dans une école où on enseigne la distance, celle-ci n’était pas présente avec Descoings. D’ailleurs, plutôt que de le voir comme une idole, les étudiants de Sciences Po gagneraient à voir Richard Descoings comme un déviant créatif.

Les étudiants ont parfois tendance à idolâtrer son successeur …

Ah bon, Frédéric Mion est une rock star ?

Quand on se rappelle des conditions de sa nomination et de ses premiers temps à Sciences Po et qu’on voit sa popularité aujourd’hui, on peut se demander comment les étudiants le considèreront dans quelques années…

Mais vous criez aussi “Fredo, Fredo !” quand il entre en Boutmy ?

C’est que vous n’avez pas du entendre parler du “Qui veut gagner des Mions” ou de l’effet que provoquent ses costumes sur les étudiant-e-s…

Cela dit, il ressemble à Descoings… Frédéric Mion, c’est Descoings en plus sage. Un professeur m’a expliqué une fois à quel point il est difficile de construire une admiration auprès des étudiants car par définition, un étudiant passe et oublie, il n’y a pas de mémoire dans une école…Mais c’est aussi pour ça que j’ai écrit ce livre trois ans après la mort de Descoings : est-ce que le souvenir de « Richie » sera toujours aussi vif dans dix ans? J’aurai au moins pu brosser une époque à travers lui.

Richie, Raphaëlle Bacqué, éditions Grasset, 18€.

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