Nos « petits coins » de paradis

121617903283528754wariat_Toilet_Signs.svg.med.pngComme ne le disait pas Soren Aabye Kierkegaard, «Montre-moi tes cabinets et je te dirai qui tu es». Eh bien le danois aurait mieux fait de ne pas se taire, car dans une institution comme la nôtre, plus personne ne doute aujourd’hui de la véracité d’une telle sentence. Il suffit de voir comme tout le monde évite soigneusement de parler des toilettes dans les couloirs pour comprendre à quel point ce silence révèle une obsession permanente sur le sujet. Comment, dans ce contexte, ne pas entreprendre une étude de fond sur la question incontournable du rapport des élèves de Sciences Pot à leurs latrines ? D’autant que des statistiques, assez approximatives, estiment qu’on dénombre plus d’une trentaine de toilettes différentes ouvertes à tous dans l’enceinte de l’établissement.

Alors oui, classiquement, les toilettes du 27 rue Saint Guillaume ont tendance à être les premières auxquelles on pense. Celles où des hordes de barbares à mèche viennent chaque jour se soulager sans conviction, et font ensuite ostensiblement semblant de se laver les mains alors même que tout le monde sait pertinemment depuis la nuit des temps que les hommes ont une conception bien trop transcendante de leurs attributs pour envisager un seul instant qu’un contact avec ces derniers nécessitent un quelconque nettoyage ; le tout dans l’unique but d’admirer leur trogne mal rasée en se recoiffant pour leur prochaine apparition publique (c’est-à-dire hors des toilettes). Celles aussi où des légions entières de femmes impatientes attendent leur tour dans une interminable file et ne peuvent que jalouser la fluidité qui règne chez ceux qui en face se sont intelligemment dotés d’un chromosome Y. Celles encore où les plus terribles corsaires n’hésiteront pas à squatter les toilettes handicapé sans la moindre légitimité, tandis que les plus malignes auront l’immense sagacité de réaliser qu’au lieu de patienter douze heures dans une queue, elles pourraient avoir la folle audace d’utiliser un des 34 autres cabinets de toilettes se situant à moins de deux minutes à pied et 15 secondes en camionnette électrique. Celles enfin où ceux qui conçoivent Sciences Po comme une passerelle vers l’Elysée ne peuvent s’empêcher, chaque fois qu’ils ouvrent leur braguette, de penser qu’il n’est pas offert à n’importe qui de pouvoir tous les jours se délester au même endroit que Jacques Chirac.

Et pourtant, comme je l’ai habilement laissé deviner dans la section précédente, se cantonner au 27 rue Saint Guillaume pour traiter des cabinets de Sciences Po serait comme ne traiter que de Michel Boujenah dans une dissertation sur l’âge d’or de l’humour français. Changeons ainsi radicalement de perspective et prenons, par exemple, le 27 rue Saint Guillaume. Abrutis par le mouvement des masses, la plupart d’entre vous n’ont probablement jamais eu le culot de monter les 218 marches menant jusqu’aux amphis Sorel et Leroy-Beaulieu pour y exercer une activité WC. Et bien c’est grand tort. Car à cet étage vous attendent dans le plus grand secret des cuvettes d’Ali Baba, dans des conditions que Conrad Hilton lui-même envie toujours à Sciences Po : non seulement il vous faudra quelques minutes pour accepter la réalité d’un matériel si moderne et si propre, mais en prime vos yeux seront rapidement éblouis par un panorama qui rend obsolètes toutes les visites à la butte Montmartre du monde, à savoir une vue imprenable sur le jardin de Sciences Po, puis sur les toits alentours, puis enfin sur le Clocher de Saint-Sulpice se détachant au loin tel un clocher d’église qui se détache au loin. On raconte même que c’est ici que Marc Lévy est venu écrire les plus belles pages de la littérature romantique française.

4535731552_dff7cbe80c.jpgPour rester dans des considérations romantiques, le devoir m’oblige donc à signaler à tous que le temps est fini où les conditions sanitaires des établissements d’éducation français interdisaient formellement aux hommes d’envisager d’exercer aux toilettes une activité impliquant un contact entre leur épiderme postérieur et le cercle de plastique creux. Pour ceux qui sont un peu durs de l’allusion, comprenez qu’en plus d’être le seul à offrir à ses élèves une bibliothèque désignée par Steve Jobs, Sciences Po est l’un des rares à offrir des conditions décentes à ses élèves pour assouvir un besoin naturel inhérent au processus de digestion et ne s’exprimant pas par le canal des reins. Mais attention, n’allez pas croire que ce repère perché est le seul cabinet haut de gamme de l’école. Mis à part les toilettes de la nouvelle bibliothèque dont chacun a eu l’occasion de saluer l’hygiène, Sciences Po recèle un autre « petit coin » de paradis au 13 rue de l’université, que les moins curieux n’auront pas manqué de ne pas découvrir tant elles sont discrètes. Je parle ici des petites portes rouges qui se trouvent à droite dans le hall du bâtiment, de part et d’autres de la porte menant aux escaliers. Dans ce recoin qui a toutes les chances d’être plus vaste que votre appartement, vous ne trouverez pas 10, ni 11, ni même 12 toilettes, mais bien une seule misérable place. Mais alors quelle place. Pour l’équivalent du salaire annuel de Gérard Holtz, les architectes s’en sont donné à cœur joie : lumière et robinet automatiques, miroir dernière génération, propreté maniaque, sièges massants, cuvette en cuir, abri anti-atomique, four à chaleur tournante, piste de bowling… et j’en passe. Bref, un haut lieu de l’école, à conseiller à tous les amateurs de latrines pittoresques et bucoliques, qui cherchent une salle discrète et confortable dotée d’une selle haut de gamme, notamment s’il s’agit d’aller à cette dernière, dans un contexte un peu plus court que bucolique.

Hélas, ce qui est cher est rare, et les murs de l’institution ne nous offrent pas toujours pareille idylle. En témoigneront tous ceux qui, occasionnellement ou régulièrement, ont la malédiction de se pointer aux WC du 56 rue des Saints-Pères. Au rez-de-chaussée de ce bâtiment persiste un vestige formidable, des cabinets de toilette qu’Emile Boutmy avait probablement inauguré en personne. Des locaux à vous faire aduler doucement les toilettes pestilentielles du bar PMU de Crozon-sur-Orgne, voire à vous faire regretter celles du Parc des Expositions de Villepinte. N’allez pas avoir l’idée loufoque de chercher là-bas un verrou sur les portes, la moitié ayant été soigneusement arrachés, ni une cuvette sur vos toilettes, la même proportion ayant subi le même sort funeste. Heureusement qu’une odeur de renfermé sale se mélange à quelques effluves de Cillit Bang périmé pour venir vous rappeler que vous êtes bien là où vous croyez. D’autant que les murs délavés ont au moins l’avantage de vous offrir un peu de lecture grâce aux brillants usagers qui ont jugé bon d’y écumer toutes les plus déplorables blagues du milieu étudiant français au feutre noir. Enfin, avec un peu de chance, en balayant les toilettes respectives des 4 étages du bâtiment, qui tiennent presque toutes un même standing, vous aurez peut-être la chance de tomber sur une place dotée d’un rouleau de papier demi-épaisseur, que vous pourrez alors dérouler frénétiquement pendant deux bonnes minutes pour en obtenir une quantité suffisante, à raison de 23 feuilles pour essuyer une goutte d’eau.

Oui, force est de l’admettre, nous sommes plutôt bien lotis. Des toilettes à ne plus savoir qu’en faire, partout à portée de braguette, une variété architecturale et stylistique incontestablement travaillée et recherchée, nous sommes même carrément chanceux. Et il ne fait nul doute, au terme de ce papier, que cette diversité sanitaire montre et démontre que l’identité et la splendeur de notre école ne tiennent pas qu’à la qualité de ses enseignements. Et qu’on ne vienne pas nous chanter que quelques cabinets par-ci par-là viennent ternir le bilan : ils ne font, bien sûr, que le magnifier, en préservant sporadiquement le charme incontestable de la toilette universitaire lambda, pour que nous aussi, le jour où nous ne feront plus que pisser sur dentelle nous puissions revendiquer avoir à une époque mis les mains dans la mer… la merveille de la précarité. Un papier témoin donc, un papier autotélique peut-être, mais un papier toilette assurément.

29 Comments

  • ASPII

    Je suis scié x)
    En revanche, je m’attendais à ce que tu parles des messages hautement « politiques » et « révolutionnaires » que l’on trouve sur les murs de nos wawas. Et de l’apparente « censure » qui règne lorsqu’un appariteur a l’imp(r)udence de faire le ménage : « MUR BLANC IMMACULE : POPULATION MUSELEE ». J’en ris encore.

    Bravo ! =D

  • Tim2M

    « Celles aussi où des légions entières de femmes impatientes attendent leur tour dans une interminable file et ne peuvent que jalouser la fluidité qui règne chez ceux qui en face se sont intelligemment doté d’un chromosome Y. » Ah ah excellent ! Attention Garce risque de pas trop aimer 😉

  • Random

    « le Clocher de Saint-Sulpice se détachant au loin tel un clocher d’église qui se détache au loin »
    C’est là que tu m’as eu, rédacteur. Merci, je t’aime.

  • Yop

    Steve Jobs n’a pas encore fait de iCuvette mais très vite nous aurons le iRobinet et le iPQ… des toilettes Apple ça nous aiderait à savoir pourquoi on paye (en moyenne) 7000€ 🙂

  • D

    « les hommes ont une conception bien trop transcendante de leurs attributs pour envisager un seul instant qu’un contact avec ces derniers nécessitent un quelconque nettoyage »
    Un contact qui nécessitE Un nettoyage.

    moi j’dis ça j’dis rien

  • Mathieu

    Excellent article auquel il manque seulement une analyse de la production murale des toilettes du 27.
    De mémoire, on y trouve par exemple le très révolutionnaire  » Laissez l’Etat dans les toilettes ou vous l’avez trouvé  » ou un très perspicace  » Pourquoi tout le monde c*** avec un stylo à la main  » (écrit au feutre, est-il nécessaire de le préciser)

  • Helene

    Je te l’avais dit, Adrien.
    OMG je me retape des barres toute seule en Salle des Références, je rigole comme un boeuf.
    « dans la mer…merveille de la précarité ».

  • Thomas C.

    Super article, très drôle en effet ! Pour les toilettes du 13 rue de l’université, en effet c’est un monument de confort, mais je me permettrai d’ajouter un bémol : la forme assez étrange de la cuvette qui peut donner lieu à quelques déconvenues. Les amateurs me comprennent, et les lecteurs, s’ils suivent tes conseils, me comprendront bien assez tôt. Pour ma part, je suis un amateur d’exploration latrinale, le 28 rue des St. Pères se prêtant assez bien à cet exercice.
    Si comme moi vous vous laissez perdre dans ses méandres, n’hésitant pas à ouvrir toutes les portes qui s’ouvrent à vous, et à gravir tous les escaliers qui de toute évidence n’ont pas été faits pour vous, vous tomberez peut-être sur l’endroit le plus féérique de sciences po : des toilettes où l’on peut tenir un siège (si j’ose dire), d’une propreté impeccable, équipées d’une armoire à pharmacie et d’un… Microonde ! La chasse au trésor est lancée.

  • legénéral

    Ne manque qu’une chose à cet article, un best-of de l’humour latrino-mural à pipo.

    exemple trouvé au 56 rue des St-Pères : « Sciences Poo ». Ya du potentiel.

  • Lola

    après deux ans de sciences po premier article d’un de mes pairs qui a la prétention d’avoir du style et de l’humour et qui tient ses engagements. bravo !

  • Juliette Hammé

    « On raconte même que c’est ici que Marc Lévy est venu écrire les plus belles pages de la littérature romantique française. »
    Merci, tu viens de m’éclairer sur l’énigme que représentait pour moi l’écriture de Lévy, sa source d’inspiration reflète le talent de sa plume.

  • Ohf

    Excellent article ! x)

    PS : Les toilettes du 13 rue de l’université c’était censé rester un minimum confidentiel. Salaud.

  • Chach

    MAGNIFIQUE et à mourir de rire !
    « Des cabinets de toilette qu’Emile Boutmy avait probablement inauguré en personne » Ahahah. Je me suis tapé une énorme barre – merci !
    Cet article restera dans les anales
    PS : par contre, pas contente que tu balances les bons plans toilettes, on était très peu à connaitre la planque en haut du 27…

  • camill'

    l’esprit sciences po : ou comment écrire un article assez génial sur un sujet somme toute dénué d’intérêt ! J’ADORE!

  • un admirateur

    Chapeau mec, vraiment un très bel article sur un sujet auquel on ne consacre pas tout l’intérêt qu’il mérite.