Le Pardon

« Je sais jamais : c’est le premier ou le deuxième week-end de juillet ? »

Ma mère me répète, alors que je lui demande si cette année on irait aider au pardon de Landouzen. La question se pose en effet tous les ans : de la date (pour les moins investis) et du déroulement des opérations (pour les plus intéressés). Des fêtes similaires se déroulent dans toutes les chapelles des environs (Loc Maria, Loc Mazé…) et rivalisent d’activités pour appâter les ruraux (très peu viennent de Brest pour l’occasion). La rénovation de la chapelle fête ses 50 ans ; cette année se révèle donc cruciale pour se démarquer.

En 50 ans, la préparation presque militaire du pardon a connu bien des évolutions. En effet, le traditionnel Kig a Farz se déroulait jusqu’il y a quelques années dans le champ situé juste à côté de la chapelle, rassemblant les hommes du quartier la veille pour installer les bancs et les tentes en bâches de plastique noire, ce qui provoquait ainsi l’ouverture précoce de la buvette. 50 ans de succès variant en fonction de la météo, la question de déplacer le repas à la salle des fêtes du Drennec émergea un jour, et la décision fut prise il y a 3 ans de procéder de cette manière, les derniers quidams pouvant s’y opposer ayant passé l’arme à gauche. Cependant, du fait de la bipartition de la fête, avec d’un côté le pardon dans la chapelle, et de l’autre le repas à 3 kilomètres, l’on remarqua une baisse de l’attractivité, ressentie autant du côté du bon dieu, que du traiteur qui ne sait plus combien préparer de jarrets. Je me demande aussi, et j’en suis tous les ans plus convaincue, si ce n’est pas surtout un problème de mortalité auprès des convives, dont les tempes blanchissent plus rapidement qu’il n’en faut pour déplier toutes les chaises dans la vieille salle des fêtes.

C’était sûrement l’événement le plus attendu par le cercle très restreint des enfants du quartier de mon âge, composé de moi-même, de ma voisine et de ses deux sœurs cadettes. Les dimanches où le soleil ne se montrera que 2 semaines plus tard (lui aussi oublie souvent si c’est le premier ou le deuxième week-end de juillet), nous grimpions quand même sur nos vélos, longeant les files de voiture garées dans les fossés et dans les champs bondés. En fin d’après-midi, quand l’été décidait enfin à marquer son passage, le bitume des rustines collait à nos roues et distribuait des gravillons sur le bas des voitures, faisant râler ma mère à l’occasion.

Le pardon, c’était bien la première messe à laquelle j’assistais : mes parents avaient trouvé utile d’initier mon grand frère et ma grande sœur au catéchèse, et y ayant essuyé un échec cuisant (je dresse ici un parallèle avec l’apprentissage de l’allemand qui n’a pas non plus fait des émules chez les plus âgés de ma fratrie), je n’avais pas été conviée plus que ça à rejoindre les bancs de l’église. La dernière de la famille se retrouvait donc loin de brouter dans les pâturages du tout-puissant. C’est ainsi tout de même qu’un bouquet d’hortensias dans les mains, je me retrouvais avec une hostie dans la bouche, dépourvue de tout moyen de protester. J’eus très vite fait d’abandonner la messe dominicale, au profit d’une matinée bien grasse, et d’un repas qui, au final, ne commençait vraiment qu’à midi. Je fus donc rapidement initiée à l’art du service du Kig a Farz, œuvre intercalée entre le minutieux étalonnage de l’espace entre les bouteilles d’eau Cristalline, et le moment où le bruit des dominos qui s’entrechoquent emplit les airs.

A mon nom écorché sur les tables tapissées de nappes en papier à chevrons (ceux-ci ne m’étaient donnés à observer que durant ce week-end estival), s’ajoutent les têtes blanches qui m’attrapent par le bras, alors que je tente de circuler entre les chaises roulantes et autres cannes en bois (beaucoup glisseront d’ailleurs loin de leur propriétaire faute d’une agilité suffisante de ma part). Certains pour me rappeler que je ressemble « quand même beaucoup à (ma) mère », d’autres plus agressifs me demandant les restes de jarrets pour leurs chiens restés à la maison. « Tel chien tel maître » ?

Mon père est monté en grade plutôt rapidement. Maman, au service depuis le berceau, un jarret au poing et du lipig* dans le biberon, ne se contentera que d’observer, et critiquer une fois l’an, l’ascension associative de son mari. Un premier échelon, la buvette : une affaire d’hommes, très clairement, malgré des entorses fréquentes à la morale à l’heure de pointe (la sortie de la messe), où des petites mains (littéralement), ne seront jamais de trop. Je me suis donc moi-même retrouvée régulièrement dans mon enfance à servir kirs et piquettes de toutes les couleurs dans les mêmes verres dans lesquels je buvais à la cantine toute l’année durant.

Cependant, au fur et à mesure des tables de dominos qui se vidaient, et que les têtes grisonnantes devenues blanches passaient de l’autre côté du comptoir, mon père était le seul à voir sa situation s’améliorer. Dorénavant, aux côtés du traiteur local, il était en charge de la distribution des jarrets de porc, encore tièdes, arrivés en camionnettes dans leurs cuves blanches. Ainsi il s’extirpa du ballet des voisines (le corps du service n’était désormais plus composé que de femmes), qui tournoyaient devant les tables en formica devant lesquelles il se tenait maintenant fièrement, arborant un tablier blanc crasseux. Récemment promu trésorier, alsacien d’origine, maman dit que c’est moins par véritable vocation pour la comptabilité associative que par son naturel « bonne patte », qu’il fait désormais des allers-retours ponctuels à la CMB pour gérer le budget le moins excitant du monde.

Le coronavirus a du bon ; mes deux parents se retrouvent aujourd’hui bien contents de ne pas participer aux festivités (raisons gériatriques obligent) et les boîtes à gâteaux en ferraille qui recueillent la sainte monnaie prennent un an de couche de poussière en plus dans mon garage.

*sauce aux oignons et beurre

Jeanne-Louise ROELLINGER