L’Anthropocène et nous : Sciences Po incite à la réflexion face au problème climatique

François Gemenne et Aleksandar Rankovic viennent de publier en collaboration avec l’atelier de cartographie de Sciences Po un ouvrage intitulé l’Atlas de l’Anthropocène. Le soir du mardi 3 septembre, était donc l’occasion d’un échange dans l’amphithéâtre Émile Boutmy entre les auteurs, le député européen Yannick Jadot, tête de liste d’Europe Écologie Les Verts et Bruno Latour, philosophe des sciences, sociologue et professeur à Sciences Po (qui a également effectué la leçon inaugurale des étudiants de première année). Les deux auteurs, spécialistes des questions environnementales (le premier est membre du Groupe International des Experts pour le Climat – le GIEC – et le second est chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales – l’IDDRI), ont disposé d’un peu de temps pour présenter leur ouvrage, mais c’est surtout entre les deux autres invités que le débat a eu lieu. Ce dernier était animé par la journaliste Anne-Cécile Bras. Les deux hommes se tutoient et s’appellent par leur prénom, mais leurs approches n’en sont pas pour autant redondantes mais bien complémentaires.

 Il s’agissait de discuter pendant deux heures des réponses à apporter à ce qu’Anne-Cécile Bras a qualifié plutôt justement « crise de civilisation ». En effet, reprenant la même théorie qu’il a présentée aux élèves de première année, Bruno Latour compare la transition actuelle à la Révolution qu’a constitué la découverte de Galilée du XVIIe siècle. Il estime que la question écologique est devenue « cosmologique et anthropologique ». Pour lui, l’intérêt d’une telle analogie réside dans le fait qu’elle « rassure ». L’entrée dans un âge où l’action de l’Homme a des conséquences sur le monde dans lequel il vit est une telle source de désordre et d’incompréhension qu’il faut la ramener à une situation passée pour mieux la décrire. C’est d’après lui parce qu’elle n’est justement pas décrite que subsiste l’incohérence, soulignée par Anne-Cécile Bras, d’un accroissement de l’intérêt pour l’environnement qui ne se traduit pas dans le vote. Il parle bien d’une description et non d’une explication, qui relève selon ses termes de la « pédagogie ». C’est l’approche qu’il reproche à Yannick Jadot d’adopter étant donné le caractère inédit donc inexplicable de la situation.

Yannick Jadot quant à lui estime que les solutions existent déjà et sont connues, mais elles ne sont pas appliquées par les gouvernements. Il ne manque pas d’en souligner les défauts, notamment en critiquant leur « stratégies d’évitement » de la question climatique, et leur reprochant d’être concentrés uniquement sur les mandats électoraux. Anne-Cécile Bras et Bruno Latour ne manquent pas pour autant de plaisanter (à demi) sur le fait qu’il ne soit pas – encore – président de la République et qui illustrerait l’incohérence citée plus haut. D’ailleurs, le professeur émérite à Sciences Po critique la politique des écologistes, qui ont jusqu’ici trop évité les conflits. Ils seraient la seule manière pour redéfinir la civilisation transformée par l’entrée dans l’anthropocène. Il estime en réponse à la question de François Gemmene sur le niveau national, jugé moins pertinent que les échelles territoriales et globales, que cette redéfinition doit se faire au cours d’une reterritorialisation, dimension cruciale et manquante (il effectue aussi un parallèle avec la crise migratoire) pour répondre à cet enjeu.

En effet, si Jadot et Latour ont esquissé des solutions (description de la situation, redéfinition de la civilisation, vote mais encore capacité à se projeter dans un avenir serein), ils sont évidemment interrogés sur l’identité de ceux qui portent ces solutions. Jadot souligne le rôle des gouvernants et de la recherche publique (pour éviter le financement par des lobbies), Latour précise l’importance des changements d’habitudes individuelles. Mais ce dernier explique aussi que la dichotomie entre individuel et collectif est dangereuse, et que les deux sont parfaitement complémentaires et nécessaires. C’est aussi quelque part le message que fait passer l’anthropologue et éthologue Jane Goodall, dont l’absence est regrettée, mais qui demande en vidéo un film de la salle suivant son exemple et martelant le poing levé « yes we can save the earth, yes we will ». Elle souligne l’importance de faire se rejoindre les questions sociales et environnementales, et surtout le caractère essentiel du collectif. Tous les invités s’accordent sur le fait que chacun soit responsable de la protection de l’environnement : ceux qui détiennent le pouvoir dans un système capitaliste, mais aussi ceux qui y contribuent par leurs petites actions quotidiennes. D’où l’importance « d’encapaciter » (traduction d’empowerment avancée par Aleksandar Rankovic) les citoyens, notamment par la description. La présence de Bruno Latour, en charge de la revue des maquettes pédagogiques pour le projet « Climate action, maction, make it work », est l’occasion pour un élève de questionner les invités sur le partenariat entre l’école et Total. Sciences Po multiplie les initiatives pour montrer que l’institution prend elle aussi conscience de l’urgence climatique : les messages de Frédéric Mion s’adressant à la communauté dans son ensemble ont annoncé la transition écologique au sein de l’école en mars dernier, les leçons inaugurales de pré-rentrée pour les étudiants de première et deuxième année et pour une partie des masters étaient largement axées sur l’environnement, enfin, la première conférence organisée par le service évènement était donc intitulée « L’Anthropocène et nous ». Bruno Latour répond alors à l’étudiant que le partenariat avec Total est bien l’un des enjeux cruciaux de « Make it work ».

C’est l’occasion pour Yannick Jadot de s’attaquer au lobbying et aux pouvoirs économiques. C’est l’un des obstacles à l’action contre le changement climatique, qui ont été énumérées au fil de la conférence : l’absence de clarté de la problématique, les gouvernants court-termistes, l’absence de projection dans le futur et la nostalgie du passé des citoyens, les inégalités entre les victimes et ceux qui ne sont pas encore autant affectés par la dégradation de l’environnement. Les auteurs mentionnent le caractère « déprimant » et « angoissant » de l’écriture ou de la lecture de l’atlas. Mais le message final est plutôt positif. Il reste du temps, même s’il en reste peu, et en s’associant pour comprendre le problème et agir, nous pourrons, reprenant les mots de Jane Goodall, soigner la « douleur » (au moins en partie) de notre « mère nature ».