La bouche de la loi nous rend visite

Le juge européen Dr. Egils Levits (Photo: Yann Schreiber)

« Le juge est un petit personnage dont la puissance – protéger les personnes – est inconnue. » On pourrait ainsi sous-titrer les douze séances du formidable cours magistral du Professeur Marie-Anne Frison-Roche. Le mercredi 10 avril 2013, notre campus a eu la chance d’accueillir Dr. Egils Levits, ancien diplomate letton et membre de la CJUE. Du chocolat Lindt au député irlandais Pringle – une « vision de l’intérieur » sur la Cour de Luxembourg.

Il y a plusieurs mois déjà que Filipe réfléchissait à cette conférence. Et elle se déroula au cours d’une période particulière : il semblait que la charge de travail était plus importante que jamais alors que le soleil refaisait enfin timidement son apparition, accompagnant une très riche série de manifestations proposées par les projets collectifs.

Toutefois, et cela peut paraître paradoxal, Nancy n’avait pas accueilli de conférence en langue allemande depuis un certain temps. L’intervenant est prestigieux : Monsieur Levits est juge à la Cour de justice de l’Union européenne, basée à Luxembourg, membre de la cour permanente d’arbitrage de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe après y avoir été longtemps actif dans d’autres postes, ancien ambassadeur de la République de Lettonie en Autriche, Suisse, Hongrie et Allemagne. Auparavant, il a encore occupé les fonctions de vice-Premier ministre, Ministre des affaires étrangères et Ministre de la justice de Lettonie et de juge à la Cour européenne des droits de l’Homme. Un tel pedigree ne pouvait qu’intéresser un public nombreux.

De fait, le sujet peut être considéré comme particulièrement intéressant : au croisement entre l’étude introductive de l’Union européenne et la discipline du droit, il s’adressait autant aux étudiants de première année qui suivent le module de Constitution d’un espace politique européen que de deuxième année ayant visité la CJUE en janvier dernier et bénéficié d’un cours de Grandes questions du droit.

Après une rapide introduction par le Professeur Jean-Denis Mouton, Monsieur Levits présente un exposé d’environ quarante-cinq minutes. Il commence par résumer quelques étapes de la construction européenne : une aventure économique qui peu à peu se transforma en communauté de droit avant de se faire réelle intégration politique depuis 1992 et le traité de Maastricht.

Un élément essentiel de son propos est que l’Union européenne n’est ni un État, quelle qu’en soit par ailleurs la nature, ni une simple organisation internationale, mais bien davantage une communauté sui generis. Il rappelle quelques faits importants, par exemple le considérable poids des initiatives législatives en provenance des institutions de l’UE, représentant entre 80 et 90 % des textes étudiés par les parlements nationaux. Une distinction centrale serait selon Monsieur Levits que l’UE ne dispose pas du pouvoir constituant, au contraire des États souverains.

Poursuivant sur la différence entre le statut de pays à la souveraineté complète et la nature constitutionnelle de l’Union européenne, il évoque la possibilité de quitter celle-ci, soit en vertu de l’article 50 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne soit en raison de l’attribution d’une autonomie locale, comme ce fut le cas pour le Groënland – ce qui n’est pas possible par exemple pour la Bavière vis-à-vis de la République fédérale d’Allemagne.

L’État est omnipotent – l’UE doit s’attribuer les compétences. „Und an diesem Punkt muss unser Gerichtshof das Wort ergreifen“, dit Monsieur Levits. Et en effet, certaines normes émises directement par l’UE peuvent s’appliquer aux citoyens des États membres.

Le fameux triangle
Le juge Levits évoque ensuite le triangle institutionnel, fameuse répartition des compétences au sein de l’UE fournissant une légitimité démocratique à cette dernière – malgré quelques critiques. Le Parlement européen, élu directement par les citoyens depuis 1979, le Conseil et la Commission travaillent de concert. „Die Europäische Union ist demokratisch legitimiert, im Gegensatz zu anderen internationalen Organisationen.“

Un point de discussion, basé sur l’article 4, paragraphe 2 du TFUE, concerne l’identité nationale et l’indentité constitutionnelle des États membres. „Die nationale Identität besteht aus zwei Teilen: Die Verfassungsidentität und die kulturelle und sprachliche Identität, die von der EU zu bachten sind. Die EU kann durch ihre Arbeit die Verfassungsstruktur des Staates nicht stören.“

Sie ist eine Zwischenform zwischen Staat und internationaler Organisation. Weil sie ein staatsähnliches Gebilde ist, verfügt die EU über staatsähnliche Entscheidungsorgane. Derartige Institutionen gibt es bei anderen internationalen Institutionen nicht.“

Le conférencier passe ensuite à la composition de la CJUE : 27 juges – sur le modèle de la Commission, un représentant par État membre – et 8 avocats généraux – 5 attribués aux plus grands États, les 3 autres selon un système de rotation –, que les Français ont imposé à la Cour et connaissent bien mieux que les Allemands. 2 000 collaborateurs travaillent pour la CJUE, ce que notre rédacteur-en-chef n’aura pas manqué de savoir, à un tiers près… Une grande partie du travail correspond aux tâches de traductions et d’interprétation : “une exigence démocratique. Chaque citoyen doit pouvoir lire et comprendre les productions de de la Cour.”

Il n’y a pas de langue officielle à la CJUE, toutes ont le même statut, mais le français occupe une place prépondérante et sert de base pour les traductions – ce qui pose parfois problème, comme l’exemple du terme „Verwaltungsakt“ nous le montre. Chaque juge dispose d’un cabinet dont il peut choisir les membres librement : 3 secrétaires et 3 juristes. „Die Schreibarbeit machen die Juristen, die Denkarbeit machen die Richter. Der Richter gibt die Vorgaben, der Jurist schreibt und diskutiert mit ihm.“

Das Gericht ohne Ankläger?

„Die wichtigste Aufgabe des Gerichtshofes ist die Sicherung der Einhaltung der Rechtsnormen der Europäischen Union. […] Der Gerichtshof kann sich nicht selbst ergreifen, er braucht einen Ankläger. Dieser Ankläger ist die Europäische Kommission. Sie hat Augen überall. Das ist die Aufgabe der Kommission, überall zu wachen, dass das europäische Recht richtig angewandt wird.“

Meistens arbeitet die Kommission sauber und bringt nur solche Fälle vor dem Europäischen Gerichtshof, wo das europäische Recht nicht richtig angewannt wurde. Deshalb gewinnt statistisch, zu 80 %, die Kommssion.

La seconde grande compétence de la CJUE est la protection des intérêts des citoyens en cas de problème, ou, dit autrement, la „Rechtseinheit“, l’unité du droit : „Die Behörden und die Gerichte müssen das europäische Recht in Europa überall gleich verstehen und anwenden.“

Il arrive en effet que des conflits surviennent entre institutions („es gibt Kontrahenten“) et/ou entre normes – et c’est alors le rôle du juge que de leur donner une qualification juridique avant de trancher ses conflits. Certaines décisions de Luxembourg, on le sait, donneront naissance à des arrêts de jurisprudence d’un grand éclat.

L’UE s’occupe également de domaines concrets, c’est pourquoi la Cour doit aussi traiter de cas quotidiens. On peut citer la question de la reconnaissance des diplômes. En cas de litige, le citoyen européen ne peut lui-même directement porter plainte devant la CJUE, il doit passer par toute la chaîne des juridictions nationales avant que l’une de celles-ci transmette la question à Luxembourg. Cela prend du temps et peut prendre plusieurs formes : la question préjudicielle en est une essentielle.

Il peut également se produire que l’on observe ce que l’on appelle un recours en manquement, défini aux articles 258, 259 et 260 du TFUE. Il s’agit d’une situation au cours de laquelle un État membre attaque un autre – même si c’est en pratique plutôt la Commission qui se permet une telle procédure : „Das ist sehr undiplomatisch und könnte heißen, dass die Spannungen – ich übertreibe ein wenig – zwischen den zwei Staaten kurz vor dem Krieg stehen.“

“On peut prendre l’exemple de Catenum, une centrale nucléaire près de la frontière luxembourgeoise, mais située sur le territoire français et donc soumise à sa souveraineté. Qu’en est-il de la procédure, qui dure depuis 9 mois, ce qui est très court en comparaison avec les dossiers habituels ? On commence par fournir un dossier de départ, en langue française, ensuite traduit dans les langues des pays membres qui sont contactés et à qui il est demander de déclarer s’ils souhaitent d’une part participer au procès ou d’autre part émettre simplement une opinion, ce qui a lieu dans le cadre d’une séance plénière. À la fin de toute la procédure, les conclusions – „Schlussfolgerungen“ – sont également mises à disposition dans les 22 langues officielles restantes. Ces conclusions sont analysées par les juges qui préparent une proposition de jugement avant d’en fournir le délibéré, c’est-à-dire leur verdict. Celui-ci sera traduit à nouveau – ce qui prend encore une fois deux à trois mois. „Wir argumentieren bis wir einen Konsens haben. Diese gemeinsame Arbeit ist wichtig für die Qualität des Urteils.“

Conférence du juge européen Dr. Egils Levits.

Chocolat et parlementaire Irlandais
L’ancien diplomate évoque ensuite le cas fondamental mais ignoré des chocolats Lindt : la marque aurait accusé une petite entreprise concurrente d’avoir violé son brevet sur les lièvres de Pâques. Les preuves envoyées à la CJUE pour l’enquête ont connu un bien funeste sort, dévorées par les secrétaires. Après l’envoi d’un nouvel exemplaire, l’inclinaison des oreilles et la possibilité pour le lièvre de rester allongé sur le coté furent soumises à l’examen des juges qui conclurent une atteinte au droit de brevet.

Der wichtigste Fall der letzten Jahren war der Fall des irischen Abgeordneten Thomas Pringle, der gegen den ESM Schutzschirm klagte. Es war einer der wenigen Fälle – der erste in 10 Jahren – in denen der Gerichtshof im Plenum entschied. Un troisième exemple – une question d’éthique, au final – concerne les phoques, chassés par les Inuits au Groënland, qui est actuellement en examen.

Pour finir, l’intervenant laisse librement la parole au public – „ich sehe, Sie sind nicht alle Juristen“ – pour une séance de questions-réponses. Comme le remaque la charmante Ariane, l’intégralité de la conférence aura en fin de compte été pleine d’interaction, avec des interrogations à l’auditoire permettant de rendre le tout plus vivant et teinté d’humour.

La première question concerne ce qui a plus intéressé le magistrat respectivement à la CEDH à Strasbourg et à la CJUE à Luxembourg. La différence réside d’abord dans les domaines à traiter et dans les pratiques de travail. À Stasbourg, il y n’y a pas de culture du consensus, contrairement à Luxembourg. Le verdict à le mérite d’être plus clair et facile à trouver, mais la possibilité de l’opinion dissidente, absente à Luxembourg, permet d’en donner une critique.

La suivante s’intéresse au cas de la Hongrie et au comportment du gouvernement de Viktor Órban, allant souvent à l’encontre des fameux articles 7 et 8 du TUE. Un débat actuel concerne l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour constitutionnelle : le Premier ministre a voulu le réduire en vue de remplacer les membres les plus hostiles à sa politique : „durch die Ansenkung des Rentenalters wurde für neue, parteinähere Richter Platz geschaffen.“ Hier kann der EUGH intervenieren. „Die nationale Verfassungsidentität kann der rule of law nicht entgegengehalten werden.“

Filipe pose ensuite une question sur son rôle de Ministre de la justice au tout début de l’indépendance de la République de Lettonie : il a fallu remettre sur pieds un tout nouveau système juridique, avec de nouvelles lois et de nouveaux magistrats. Construire la démocratie après la chute du communisme a correspondu à une tâche fascinante.

« Wir backen relativ kleine Brötchen.“
On revient ensuite au cœur du sujet avec une question sur la contribution de la Cour – et des tribunaux en général – en faveur de l’intégration européenne. Monsieur Levits évoque „die sehr gute Rede von Joachim Gauck“, prononcée en effet par le président fédéral allemand il y a plusieurs semaines. Il insiste sur le fait que l’intégration ne doit pas être une idée tirée du chapeau mais plutôt être organisée en tenant compte de ce qui est réalisable. D’un autre côté, l’intégration ira plus loin : la prospérité et la paix étaient auparavant impensables, elles sont aujourd’hui évidentes et sont des succès de la construction européenne – qui, elle aussi, semble évidente de nos jours.

Wir backen relativ kleine Brötchen. Es gibt größere und weniger große Entscheidungen. Mit der Entscheidung Pringles haben wir einen großen Beitrag geleistet, aber das passiert eben nicht jeden Tag.“ De fait, il est plus difficile de construire l’Europe avec 27 membres autour de la table qu’avec 6, ce que montre l’affaire Pringle – qui néanmoins n’atteint pas la confiance de Monsieur Levits en l’avenir.

Concluons par une touche légère et penchons-nous sur la sublime cravate choisie ce matin par notre ami letton – ou son épouse : blanche, parée de jolis pois roses, oranges, verts et jaunes. Comme quoi, nous avons bien fait de choisir le thème „Eleganz“ pour notre édition d’avril.

Par Benoît Rinnert et Yann Schreiber.

One Comment

  • ASPII

    Ich liebe wie Sie zwischen Französisch und Deutsch in diesem Artikel jonglieren! Jedoch bin ich nicht in Nancy (sondern in Paris).

    Cela fait du bien de voir que Sciences Po n’oublie pas les campus délocalisés en leur accordant toujours des invités de marque. La conférence a dû être passionnante. Bon article !

    (ich hoffe, dass ich keine Fehler in mein Deutsch gemacht habe ^^)