Hommage à Bruno Latour : l’homme aux mille projets que Sciences Po ne saurait oublier

Bruno Latour était un personnage, un mythe, un homme extraordinaire comme on en rencontre peu dans une vie. C’est ce qu’ont répété ses élèves, collègues et collaborateurs, qui se sont succédé sur la scène de l’amphithéâtre Boutmy lors d’une soirée hommage organisée ce jeudi 20 octobre. 

Pour introduire l’hommage, Sylvain Bourmeau, co-fondateur et directeur du journal Analyse Opinion Critique (AOC), expliquait que Bruno Latour et Sciences Po, ce n’était pas une évidence. 

Lui était l’inventeur d’une nouvelle sociologie : la sociologie des sciences et des techniques. Cette sociologie étudie le rapport entre sciences et société mais surtout la façon dont les chercheurs travaillent concrètement dans leurs laboratoires. Entre cette nouvelle sociologie inventée par Bruno Latour et l’enseignement classique de Sciences Po, il y avait un fossé immense. Pourtant, aujourd’hui, cela semble naturel. Chaque étudiant sait que Bruno Latour à profondément chamboulé cette école.

Lors de cette soirée d’hommage, ce sont des collectifs auxquels il a participé, et qu’il a souvent créé, qui sont venus témoigner pour montrer à tous à quel point il a su lever des volontés, bousculer les codes et mener de fascinants projets pour faire de Sciences Po l’école que l’on connait aujourd’hui. 

Une œuvre prolifique, qui a transformé Sciences Po 

Bruno Latour a travaillé sur un grand nombre de projets à Sciences Po. Il a occupé le poste de directeur scientifique de Sciences Po de 2007 à 2013. À ce poste, il a monté des projets, nombreux, pour changer en profondeur l’enseignement et la recherche scientifique de Sciences Po.

Il a fondé le Medialab. Ce laboratoire de recherche interdisciplinaire a pour but d’étudier les sciences avec l’aide de sociologues, ingénieurs et designers, en questionnant le rôle du numérique dans ces disciplines. Cette plateforme qui centralise des recherches était une forme de rêve pour celui qui avait vu l’opportunité donnée par la naissance des réseaux de communication numérique.

Il a créé le master en Arts politiques (SPEAP) ainsi que le double cursus BASC (Bachelor of Arts and Sciences).

Le master en Arts Politiques de l’école d’affaires publiques est à destination des jeunes travailleurs qui souhaitent approfondir leur formation et s’approprier les liens entre sciences et arts.

Le double programme de Bachelor of Arts and Sciences permet une formation en sciences de la terre, en mathématiques, en physique et en sciences humaines notamment autour des enjeux écologiques.

Très sensible à la problématique écologique, Bruno Latour croyait en la formation des futurs dirigeants politiques à l’écologie pour en faire des décideurs capables de comprendre les enjeux scientifiques. 

Ces deux cursus proposent chacun une interdisciplinarité novatrice qui permet aux étudiants de comprendre les relations étroites entres sciences dures, art et sciences souples.

Il a également mis en place le cours de cartographie des controverses. Selon ses mots, « c’était la première fois qu’on avait 28h pour faire de la sociologie des sciences en France ». Ce cours a pour but d’apprendre aux étudiants comment utiliser et se déplacer dans les outils numériques au service des débats controversés, scientifiques ou politiques. Il peut s’agir par exemple de bases de données ou d’ outils de représentation dans le but de rendre ces débats complets, limpides et compréhensibles. 

Bruno Latour, un homme admiré 

Laurence Bertrand Dorléac, directrice de la fondation nationale des sciences politiques (FNSP), a pris la parole en premier pour rappeler combien elle adulait Bruno Latour. Pour elle, il était un « spinoziste, selon l’idée qu’elle s’en fait en tout cas », conscient de son monde, toujours fourmillant d’idées et de bonne volonté pour les mener à bien. 

Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po, a salué le pionnier, le visionnaire qui a su « conjuguer sciences exactes et sciences souples » en donnant de nouvelles frontières aux arts.

Bruno Latour voulait changer le monde, et il y parvenait car « sa capacité d’émerveillement et d’indignation demeuraient intactes, fleurissaient même » au fil des ans. Il avait de l’espoir pour l’avenir et a légué cet espoir aux gens qui ont croisé son chemin.

Michel Gardette, adjoint de Bruno Latour lorsqu’il était directeur scientifique de Sciences Po, a rendu hommage à celui qui n’en faisait qu’à sa tête, qui « envoyait valdinguer la vaisselle de famille ».

Il admirait beaucoup cet homme qui comprenait tout avant les autres, impatient et passionné. Bruno Latour avait compris qu’il fallait assembler les morceaux existants, tisser des liens, bousculer l’existant pour transformer Sciences Po et donner la part belle aux sciences, aux chercheurs et aux étudiants. 

Bruno Latour alliait arts, humanités et technique pour transformer le monde. Pour lui, « avoir du pouvoir c’est avoir le monopole de la formulation des problèmes », donc nos futurs dirigeants doivent connaitre les sciences et les arts pour apprivoiser le monde. Aujourd’hui les modèles en lesquels il a tant cru ont transformé la vie de ses étudiants, comme ils en ont témoigné.

Un héritage durable 

Ses étudiants de SPEAP se sont ainsi succédés sur la scène pour énumérer les questions qu’il leur avait laissé.

Il croyait en eux et était capable de monter d’immenses projets pour mobiliser ses étudiants, leur montrer à quel point les questions à résoudre aujourd’hui sont vastes et leur faire prendre conscience du monde.

Hommage de ses élèves retranscrivant les questions qu’il leur a laissées

Lorsqu’il mobilisait 200 étudiants pour rejouer la COP 15 ou la conférence de Copenhague, il embarquait tout le monde dans ses passions pour les arts, les sciences ou encore l’enseignement.

Les témoignages de tous les élèves ayant participé à ces entreprises immenses et périlleuses sont unanimes : il n’y avait que lui pour cela et cela a changé le destin de Sciences Po et de ses étudiants.

Alexis, un ancien étudiant de Bruno Latour en témoigne. Pour lui, c’est sur le temps long qu’une vraie contagion a eu lieu et ces humanités scientifiques, regardées avec des yeux ronds au départ, ont produits des adultes capables de sortir des bibliothèques pour aller compter les vers-de-terre dans les champs. 

De nombreuses vidéos retraçant son parcours et sa vision du monde, diffusées pendant la soirée ont permis de pénétrer l’homme qu’il était et de comprendre combien sa passion pour ce qu’il faisait a pu changer l’institution en profondeur, tant administrativement que pédagogiquement.

Il avait la science joyeuse. Avant tout le monde, il avait compris le merveilleux outil qu’était le web, non pas pour l’outil numérique en lui-même mais pour l’incroyable réseau de communication qu’il rendait possible. 

Aujourd’hui, l’héritage de Bruno Latour est immense. Il a nous légué ses projets : SPIP, Le Medialab, la cartographie des controverses et plein d’autres. C’est à nous tous de faire vivre sa mémoire, de nous rappeler le sociologue, le professeur accompli qu’il était et toutes les avancées qu’il a permises dans les sciences humaines.

S’il était une chose que les contemporains de Bruno Latour devraient retenir, ce serait sa multiplicité : il était à la fois un scientifique, un artiste, un visionnaire, un sociologue, un ami, un professeur.

Peu importe son rôle, il a laissé des traces et a touché le cœur des gens.

Chaque élève passant un jour les portes de Sciences Po connaitra l’œuvre de Bruno Latour car il restera l’une des grandes âmes de notre école.