En attendant le matin calme

Je suis Hyun Jung-hwa, championne Sud-Coréenne de tennis de table. En cette année 1991, pour la nouvelle édition à Chiba, au Japon, la fédération a pris la décision incompréhensible de nous réunir avec les Nord-Coréens, au sein d’une même délégation de « Corée ». Quelle folie ! Comment pourrais-je coopérer avec des joueuses si différentes ? Nous venons de deux mondes séparés par un mur infranchissable. Comment peut-on imaginer que nous pourrions jouer ensemble, comme si la ligne de démarcation n’existait pas ?

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Je suis Ri Bun-hui, championne Nord-Coréenne de tennis de table. On m’a annoncé que je devrais faire équipe avec ces filles du sud, au Japon en plus, cœur des souffrances de nos ancêtres. Jouer avec elles ? Ces gens-là n’ont rien à voir avec nous. Pourtant, on nous demande de nous unir, de fusionner nos forces comme si tout cela n’était qu’un jeu. Mais le ping-pong, ce n’est pas un jeu. C’est la guerre.

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Les premiers jours d’entraînement sont tendus. Chaque coup de raquette résonne comme une déclaration de guerre. Je sens un regard sur moi qui me jauge sans cesse : Ri, une montagne, une force implacable. Elle ne sourit jamais, ses mouvements sont précis, presque mécaniques, comme une machine programmée pour broyer tout sur son passage, et pourtant je me demande ce qui se cache derrière cette façade glaciale. Un sourire méprisant ? Nos entraîneurs nous regardent avec une inquiétude dissimulée. Ils savent que sans cohésion, notre équipe ne tiendra pas, et encore moins face aux chinoises.

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Elles n’ont pas la même rigueur que nous, pas la même discipline, et leur technique est si fragile. Une d’entre elles s’en sort un peu mieux : Hyun. Rapide, précise, mais un terrible manque de puissance. Elle veut jouer avec finesse, avec souplesse, trouver les angles impossibles, mais ce n’est pas en faisant danser la balle sur la table que l’on gagne un match. Nous échangeons des coups rapides, les balles fusent entre nous comme des projectiles.

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Le tournoi en simple, ordinairement le plus brutal, nous offre ici un cessez-le-feu, une parenthèse dans un conflit qui parasite le développement de notre équipe. Chaque coup est une lame, chaque point perdu est un morceau de ma fierté personnelle qui s’effrite. J’observe Ri affronter la chinoise Deng Yaping. Les chinoises, avec leur maîtrise impeccable, semblent invincibles. Ma bourrelle, Liu Wei, me le fait bien comprendre, dès les huitièmes de finale.

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Hyun est loin de mon niveau, elle tombe tôt dans le tournoi. Une partie de moi en est satisfaite. Mais ce n’est pas important. Je joue pour moi, pour prouver que je suis la meilleure. J’arrive en finale face au prodige : Deng Yaping. Elle est rapide comme une ombre, furtive et agressive. Non, pas possible, je ne peux pas m’arrêter en finale, pas une nouvelle fois. Défaite cinglante en trois sets.

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Le lendemain, je ne trouve pas Ri à l’entraînement, elle qui est pourtant toujours la première à arriver, prête à en découdre. Elle est alitée, la fièvre brûle son front, frappée par la défaite, une maladie à laquelle même les plus grands ne sont pas immunisés. Pour la première fois, je ne vois plus seulement un robot mais une championne qui lutte, contre ses propres démons, tout comme moi.

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C’est comme si j’avais reçu cent smashs en plein visage. Fièvre. Douleurs. Cette faiblesse… quelle honte. Pour moi, tout est fini. Arrive alors celle que je n’attendais pas, Hyun. Sa bouche reste muette, mais je reconnais le langage de son regard d’acier. Le tournoi double commence dès demain, hors de question de se laisser distancer par elle. 

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Quand Ri et moi entrons en scène pour le double, je sens le poids du monde sur nos épaules. En dépit de toute logique harmonique, nos styles semblaient peu à peu s’accorder, comme un violon et un trombone dans un Sibelius. Ri est un iceberg capable d’entrer dans la plus flamboyante des éruptions. Je joue aux côtés d’une partenaire extraordinaire !

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Pour la première fois, nous sommes sur la même ligne de front. Chaque coup que je porte, Hyun le suit avec précision. Son sang-froid et ses réflexions m’impressionnent. Mais en face de nous, dès les quarts de finale, nous retrouvons Deng Yaping et Qiao Hong. La forteresse imprenable. Nous perdons après une bataille acharnée en cinq sets. Seule, je me suis fait écraser. Mais avec elle, j’ai déjà envie de remonter sur le ring.

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C’est notre dernière chance : le tournoi par équipes. Quatre matchs simples et un match double par tour, trois points pour remporter la victoire. À l’annonce de ma sélection dans l’équipe, l’adrénaline me submerge, mes cinq sens se reconnectent au match d’hier. Quelle excitation de rejouer aux côtés de Ri !

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Deux Nord-Coréennes, deux Sud-Coréennes. Telle est la composition de notre nouvelle équipe. Ma jeune camarade Yu Sun-bok, également sélectionnée, est nerveuse. Elle a du potentiel, mais trop peu de confiance. Hyun nous invite à commencer l’entraînement. Pas un instant à perdre, je dois lui montrer que j’ai tout autant l’envie de gagner.

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Le début du tournoi par équipe est presque une promenade. Nous balayons le Danemark, l’URSS, la Hongrie… Les points s’enchaînent, les victoires aussi. Pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir l’ombre des chinoises qui continue de se rapprocher au fur et à mesure que nous progressons dans la compétition.

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Face à ces débutantes d’Europe, le seul objectif devient de remporter des victoires plus écrasantes que celles de Hyun. Mais rien n’est plus fort que les matchs de double avec elle. Il n’y a plus d’adversaire, plus de rivalité. C’est comme retrouver une partie de moi que l’on avait amputée. Avec elle, mon jeu est complet, mon style imparfait, mais parfaitement imparfait.

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Le moment est venu. Nous nous tenons face aux chinoises, ces championnes que le monde entier considère comme invincibles. Mais la grande muraille ne me fait plus peur. Le sol japonais sous nos pieds, où l’histoire a vu tant de batailles, devient l’arène de notre propre guerre, le combat de notre vie.

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Le premier match commence. Yu Sun-bok tremble, mais elle parvient à battre Deng Yaping, la meilleure joueuse du monde. Un exploit, une brèche inespérée. Hyun prend ensuite le relais, battant Gao Jun avec une passion inébranlable. Dans un élan d’orgueil, le dragon Yaping reprend son souffle et vient à bout de nous lors du double, avant de triompher de Hyun.

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Tout repose alors sur Yu. Elle ne tremble plus. L’enfant qu’elle était au début du tournoi s’est transformée en championne. Par un coup droit plus tranchant que la plus puissante des geom, elle abat Gao Jun et fait tomber la dernière pierre de la muraille que l’on prétendait invincible. C’est irréel, impossible, mais bien vrai : nous avons gagné.

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Hyun me prend dans les bras. Je ne peux retenir mes larmes qui viennent arroser la terre du soleil levant. Grâce à mes sœurs d’armes, j’ai réalisé mon rêve de toujours, devenir championne du monde. Mais plus qu’une fierté personnelle, je ressens une force inédite, bien plus puissante que la joie de deux États, celle d’un peuple tout entier.

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Le tournoi est fini. Pendant cinquante jours, nous nous sommes entraînées ensemble, nous avons vécu ensemble comme si nous ne faisions plus qu’une. Il est temps de nous séparer, de retourner chacune de notre côté de la frontière. Mais je sais que nous nous retrouverons dans deux ans, aux championnats suivants !

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Je me rappelle avoir vu Hyun de loin aux championnats de 1993. Elle est devenue championne du monde en simple. Je n’ai pas pu lui téléphoner, ni même lui envoyer un simple courriel pour la féliciter, la remercier. Elle me manque beaucoup. Notre légende s’est écrite il y a 23 ans, mais je continue d’attendre le matin calme, pour enfin refaire un match contre ma meilleure rivale.