Smash ou pass ? Notre critique de The Brutalist, de Brady Corbet

Chaque semaine, en partenariat avec le ciné-club 27 Millimètres, La Péniche vous donne son avis sur les films à voir en salle. Alors, The Brutalist, smash or pass ?

Un grand film est-il un grand film à sa sortie, ou le devient-il avec le temps ? Les dieux du cinéma vont-ils m’envoyer en enfer pour excès d’emballement si je dis que The Brutalist, sorti il y a quelques jours seulement, est un grand film ? Je n’ai la réponse à aucune de ces questions. En revanche, il me semble bien que The Brutalist soit un grand film. Il faut donc aller le voir.


Un spectacle visuel et sonore grandiose

Ce troisième film a tout d’une arrivée au sommet pour Brady Corbet, avec un gros casting, une grosse promo et un gros accueil par la critique. Donc forcément, le public a des attentes ainsi que des doutes car 3h35 c’est long. En tout cas, dès les premières scènes, on comprend qu’on va vivre une séance intense.

La première chose qui marque dans ce film, c’est son esthétique léchée et parfaitement cohérente. Le cœur thématique du film, à savoir l’obsession d’un homme pour la trouvaille et la perfection de son art, se ressent visuellement. Tout paraît millimétré, rien n’est laissé au hasard. Chaque plan ressemble à un tableau dans lequel la caméra se promène, tout en ajoutant des éléments pertinents au récit. L’une après l’autre, les scènes font ressentir une brutalité déconcertante. Déconcertante car ce sentiment brutal ne naît pas d’images violentes, mais de visions choquantes : la folie du héros Laszlo Toth qui s’exprime dans la frénésie des corps endiablés d’un club de jazz, ses inquiétudes d’immigré qu’évoque l’image de la Statue de la Liberté chancelante et renversée, l’impassibilité de la jeune Zsófia face à la violence masculine qui transpire des longs focus sur son visage glaçant, l’oppression sordide des imposantes carrières italiennes de marbre blanc… et l’on pourrait ainsi citer des dizaines d’images marquantes du film. Les jeux de couleurs et de lumière rendent certaines scènes remarquables. Toute l’esthétique brillante de ce film est au service de son récit et de la caractérisation de ses personnages. 

En plus de cet aspect visuel génial, la bande-son est superbe. Elle est aussi parfaitement cohérente avec l’atmosphère du film. On y retrouve des envolées de jazz déjantées, des airs de piano plus calmes, ainsi que des sonorités agressives à l’oreille se rapprochant de la noise music. Tout cela crée une BO variée qui se superpose parfaitement sur l’harmonie visuelle du film. La musique est parfois pesante et mécanique, rappelant l’obsession du héros pour l’architecture brutaliste. Elle est bruyante et perturbante dans les moments de tension. Elle est aussi mélancolique, quand le film nous plonge dans le désarroi ou la contemplation.

Une valse de personnages complexes sur fond d’Amérique post-guerre

Cette maîtrise grandiose du visuel et du sonore pose un décor parfait pour développer les questions existentielles qui traversent les personnages. Chacun d’entre eux est tourmenté par des bouillonnements internes qui menacent d’exploser à tout moment. On a déjà parlé du personnage de Laszlo Toth. Rescapé de la Shoah, cet architecte juif hongrois est un visionnaire, tiraillé entre sa folie créatrice qui le pousse à voir toujours plus loin, toujours plus grand, et ses traumatismes ainsi que ses angoisses. Cet homme, dont le passé terrible semble presque éludé, choisit d’affronter de plein fouet la rudesse de l’intégration post-guerre pour tenter d’exprimer son génie coûte que coûte. Et cela malgré les violences des autres et la souffrance liée à l’absence de sa femme. A travers cette torture émotionnelle, c’est toute la complexité du rêve américain que le film nous expose : face à l’Amérique de tous les possibles se heurte la dictature de la réussite, qui laisse sur le bord de la route ceux qui ont le malheur de vouloir imposer leur version de la réussite, comme Laszlo Toth. Alors, c’est à eux de s’adapter et de souffrir. 

Face à Laszlo Toth, le personnage de l’industriel Harrison Lee Van Buren est absolument passionnant. Il est l’exacte incarnation de ce rêve américain, extravagant et suffocant. Il est le self made man, qui a bâti son empire dans la souffrance, et qui veut repousser les limites de sa grandeur. Lui aussi est traversé par des conflits intérieurs, à la fois aveuglé par sa fascination (ou son amour ?) pour Laszlo et obsédé par son ambition d’être le premier en tout, le pionnier de l’Amérique, le chef de file des modernes. Cette dualité le précipite dans des accès de colère et de violence destructrice, auxquels l’intrigue est suspendue. 

Les autres personnages sont tout aussi captivants. Le fils d’Harrison, Harry Lee van Buren, est un véritable psychopathe, qui connait parfaitement les faiblesses de son père, et tente de s’en servir. Gordon, cet ouvrier noir américain compagnon d’infortune de Laszlo, semble suivre ce dernier dans son évolution comme une caution morale. Mais lui aussi est torturé par la dureté de l’existence, qui le maltraite lui et son fils, et le pousse à se réfugier dans des paradis artificiels. Attila, le cousin de Laszlo, est l’immigré qui a fait le choix de se plier. Pour prendre la marche de son nouveau pays, il est prêt à renier son passé, à sacrifier sa créativité et à chasser cruellement tout ce qui lui rappelle son ancienne vie y compris Laszlo. 

Et que dire d’Erzsébet, l’incroyable femme de Laszlo qui finit par le rejoindre de l’autre côté de l’Atlantique après avoir échappé à la mort dans les camps. Malgré l’amour inconditionnel qu’elle partage avec son mari, elle souffre de la folie de celui-ci. C’est cette folie qui la pousse parfois à refouler ses désirs et mettre sa carrière au second plan. Elle est peut-être l’unique personnage sensé du film, la seule capable d’affronter la réalité avec courage. Elle refuse de laisser son mari vivre toute sa vie dans l’échappatoire qu’est devenu pour lui l’architecture. Elle est la seule à se dresser contre la folie des autres. Sa nièce, Zsófia, elle aussi rescapée des camps, est la figure la plus perturbante. Elle choisit de faire face à la brutalité qui l’entoure par le silence

Cette critique ne serait pas complète sans dire un mot d’Adrien Brody, qui incarne merveilleusement le personnage de Laszlo. Sa palette émotionnelle extraordinaire lui permet de faire vivre puissamment les douleurs psychologiques du personnage. Et le reste du casting n’est pas en reste. Mention spéciale à Raffey Cassidy, qui incarne Zsófia avec une froideur terrifiante. 

Un film qui marque

Tous ces ingrédients font de The Brutalist une fresque exceptionnelle sur l’Amérique post-guerre, dans laquelle se meuvent des personnages complexes. Plusieurs thématiques fascinantes y sont développées. Certains sujets, notamment sur le passé de Laszlo, sont toutefois laissés en suspens, ce qui participe à rendre le film encore plus intrigant. The Brutalist est un film bouleversant et marquant. Un grand film si l’on veut. Merci à Brady Corbet et à son équipe pour ce tour de force éblouissant. 


Film américano-britannico-hongrois de Brady Corbet. Avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn, Raffey Cassidy (3h35). Sortie en France le 12 février 2025.

Crédit image: Universal Pictures