Chronique littéraire – Shabbat noir de Lisa Hazan
Dans Shabbat noir, Lisa Hazan raconte comment l’attaque terroriste du Hamas contre Israël a bouleversé sa vie d’étudiante juive à Paris. Un récit puissant pour la paix et contre l’antisémitisme.
Auteur : Ismaël El-Bou-Cottereau
Légende image : Shabbat noir, de Lisa Hazan, publié le 21 août 2024 aux éditions Équateurs.
Voilà, c’est fini. Ce samedi 7 octobre 2023, une part d’insouciance a disparu de la vie de Lisa Hazan, 22 ans, franco-israélienne et étudiante en lettres dans une fac parisienne. “Tu as entendu ce qui se passe ? Il y a la guerre !”, lui lance son grand-père, chez qui elle a fêté Shabbat la veille. L’inquiétude lui bouffe le ventre et le cœur. Lisa appelle ses parents et ses sœurs qui vivent en Israël ; ils lui racontent l’horreur des attaques terroristes commises par le Hamas. Les images affluent sur les écrans. “Je verrais cette jeune femme ensanglantée, les talons coupés pour qu’elle ne puisse pas s’échapper, les terroristes jubiler, les jeter dans la voiture. Elle avait mon âge”.
Lisa Hazan concentre la narration sur la seule journée du 7 octobre pour en déceler les répercussions intimes – une unicité temporelle qui incorpore toutefois des retours en arrière sur sa vie en Israël, ce “port où les gens viennent et repartent”, et la conscience d’une explosion prochaine de l’antisémitisme dans la société française. “On ne savait pas encore que l’antisémitisme serait à ce point accepté qu’on pourrait être insulté devant les autres, sans que personne ne bronche”. Certaines phrases du livre sont même de l’ordre d’une prescience, anticipant l’extension de la guerre : “Une drôle d’odeur planait. Une odeur de catastrophe. Elle envahissait tous les recoins de ma chambre et peut-être même du monde. On y sentait Israël, on y sentait Gaza, on y sentait la Cisjordanie, on y sentait l’Iran aussi, le Liban, le Proche-Orient au général, et encore l’Europe, les États-Unis, d’autres pays… C’était l’odeur de la guerre, de la tension, de la peine”.
Shabbat noir n’est pas qu’un récit du trauma des attentats. C’est aussi un cri de colère, porté par une écriture ample et tranchante. Un cri de colère contre ses camarades de classe qui lui disent d’arrêter sa “propagande” quand elle partage les photos d’amis israéliens dont elle sans nouvelles, parlent de “résistance” pour qualifier le Hamas, justifient les meurtres de civils. Sa peine est moquée, invisibilisée. Des ignorants la traitent de “colonisatrice”, lui expliquent que les Juifs sont des privilégiés. Des étudiants avec qui elles pouvaient boire des verres après les cours se réjouissent de ce pogrom, s’enfoncent dans l’antisémitisme le plus crasse. “On venait de comprendre ce que ça voulait dire être juif”, écrit-elle, soulignant la façon dont la prise de conscience de sa propre judéité se réactive dans la douleur et le regard haineux de l’autre. Elle en vient même à vouloir “détruire” sa “judéité”, lassée de ces essentialismes.
Alors, il fallait écrire. Écrire pour ne pas finir “le cerveau cramé” face à ce monde qui s’écroule. Écrire pour ne pas devenir folle face à ceux qui ne voient pas le problème lorsqu’ils crient des slogans éradicateurs, refusent de lutter contre la haine des juifs en ne parlant que d’instrumentalisation de l’antisémitisme, recouvrent leur lâcheté d’un vernis intellectualisant “pour parler de ce qui brisait et tuait les gens” en ravalant l’individu au rang d’être désincarné sur lequel ils projettent leurs grilles de lecture simplistes et paresseuses.
En creux, il s’agit d’un récit très politique. Lisa Hazan montre à quel point la lutte contre l’antisémitisme constitue un angle mort au sein d’une partie du spectre politique, comme si les juifs n’étaient pas inclus au sein de la théorie intersectionnelle. “On marcherait pour les femmes israéliennes violées, torturées et tuées par le Hamas, celles que les autres féministes avaient oubliées dans leur lutte parce que les sœurs juives sont d’abord des juives avant d’être des sœurs. Au bout d’une heure à peine, on serait dégagées de la marche pour notre sécurité, des gens voudraient nous agresser”, rappelle-t-elle, faisant écho à l’actualité.
En outre, dans le débat sur le conflit israélo- palestinien, Lisa Hazan porte la voix du camp de la paix. Une voix exigeante, humaniste, aux côtés des deux peuples traumatisés qui ont le droit à la sécurité et à l’autodétermination. Une voix capable d’évoquer dans un même souffle toutes les souffrances, de plaider à la fois pour le cessez-le-feu et la libération des otages. “Je veux qu’ils soient soutenus, je veux qu’on montre leur visage, écrit-elle, refusant la déshumanisation des Gazaouis. Je veux qu’on raconte la vie de “chaque victime collatérale”… Quel mot de merde, “victime collatérale”… Comme si la personne n’était rien, comme si elle n’était pas le monde entier pour elle-même et ses proches !”.
Ce récit de cette longue insomnie du 7 octobre est parfois émaillé de moments d’insouciance – les discussions avec sa bande d’amis, un flirt dans un bar, des balades parisiennes avant le lever du soleil –, et de méditations sur les pouvoirs de la littérature. Comme un remède à la mélancolie. “Je crois que c’est pour cela que l’écriture existe, pour que les personnes sans foyer puissent s’en inventer un”. Ce genre de phrases pourraient sembler naïves, voire clichées. Mais, sous la plume de Lisa Hazan, ça sonne juste, ça sonne vrai. Elle essaie de restituer au plus près ce tissu d’émotions sans maniérisme ou verbiage, en les ancrant dans l’expérience vécue pour ne pas finir comme ce prof insensible à sa peine qui “voyait le monde mais n’entendait pas les gens”.
Cette écriture dépouillée se rapproche de son rapport direct à la littérature, à rebours de ceux qui étouffent la sensibilité des auteurs par l’analyse : “Là où je croyais entrevoir un bout de leur cœur, les professeurs parlaient de figures de style”. Creusant le sillon métalittéraire, Lisa Hazan rend hommage à Romain Gary, l’un de ses auteurs fétiches, chez qui “la petite vie se suffit à elle-même”, ne servant pas de prétexte pour évoquer les soubresauts de l’Histoire. La jeune autrice parvient ici à évoquer son quotidien d’étudiante rattrapé par la guerre sans que le propos plus politique ne recouvre totalement son vécu.
A la lecture de Shabbat noir, c’est aussi à un autre écrivain que l’on pense : Françoise Sagan, dont la petite musique à la fois solaire et sombre résonne avec celle de Lisa Hazan.