Autopsie du discours latourien : Sciences Po, l’université anormale, les capteurs et les détours

A l’occasion de cette Nuit de la Culture et de la leçon de Bruno Latour, « Sciences Po est-elle une université normale ? » on aurait pu craindre l’auto-masturbation intellectuelle qui nous aurait conforté dans notre belle vision de Sciences Po en tant qu’école exceptionnelle. On aurait pu craindre la plate conférence, le banal exercice de style, qui aurait vanté les qualités de la méritocratie et de l’égalité des chances. On aurait enfin pu redouter l’éloge, le tombeau, le pimpant hommage à notre Directeur, « forgeron et refondateur » de notre « Maison ». Bruno Latour a été dans l’entre-deux, évitant nos craintes, s’emballant parfois légèrement.

« Sciences Po est-elle une université normale ? » : la question n’était pas de savoir si oui ou non, Latour jugerait Sciences Po normal ou anormal – et au prisme de quelle normalité ? B. Latour a su y répondre – mais plutôt : pourquoi, au nom de quelle préoccupation, au nom de quelle intention, s’est-on posée une telle question ? Le directeur adjoint et directeur scientifique de Sciences Po a eu l’honorable mérite de fixer son auditoire très rapidement : 373049_376504095722669_1473612855_n.jpg«  on peut accuser Richard de bien des crimes, mais pas de vouloir une université normale ». Et d’ajouter: « lors d’une de mes premières réunions, j’ai naïvement demandé si le mot “Université” s’adaptait à notre maison. Descoings a tranché d’un bref “c’est la question à ne pas poser” ». Comme si, au fond, la question n’était pas là, comme s’il s’agissait plutôt de savoir quelle dynamique fallait-il insuffler à notre « Institut si particulier ». Pour achever de nous convaincre, Latour poursuivra : « Sciences Po est proprement anormal, au regard de l’Université française ». Et toujours de nier : « Sciences Po n’est pas non plus à l’image de The University, à l’anglaise ». Nier, pour mieux oser célébrer la conception de notre École comme cette « bizarrerie éducative », cultivant les deux approches universitaires, entre la « toute puissance des universitaires » du modèle anglais, et les lacunes scientifiques du modèle français.

 Non, anormal n’est pas le mot. Nous sommes une monstruosité, une merveille peut-être. En tout cas, une chimère. A la question "Sciences Po est-elle une université normale?", Richard aurait répondu : Non, et heureusement

La première contradiction étant posée, comment nous définir, nous situer ? « Primus sine pares ». « Primus » parce que nous sommes les meilleurs, certes, Bruno. Et « Sine Pares », car nous n’avons personne à qui nous comparer. Magnifique subterfuge latourien, que de se définir comme extra-ordinaire, purement exceptionnel, et surtout, inclassable. Dès lors, les limites de la rhétorique étaient rapidement pulvérisées, Sciences Po n’entrant pas, selon Bruno Latour, dans une case d’appréciation universitaire. Très rapidement également, Latour élargit le principal enjeu inhérent à notre Maison : la tension entre « la proximité avec le pouvoir, avec les médias, le marché du travail, la vie politique », et l’ouverture éducative, l’acuité, les innovations, qui nous ont permis d’accéder aux disciplines artistiques, aux sciences « souples »… Comment combiner la « rapidité de mouvement » face à l’actualité, et la pérenne recherche? Comment ne pas exploser en vol, surtout ?

l.pngSciences Po, modèle chimérique, OVNI planétaire d’innovation et de brillantissime efficacité estudiantine, aurait crée des « détours » – Latour a imprégné sa leçon de son vocabulaire si charmeur – qui lui auront permis entre autres de s’interroger sur elle-même, pour mieux se renouveler, et cultiver cette exceptionnalité. Si Latour n’a pas explicitement développé ces détours, on les repèrera aisément : les ateliers artistiques, l’École de Journalisme, Bruno Latour lui-même… En orateur posé, malicieux et dramatique, Latour a clairement présenté cette « ouverture » comme la force de Sciences Po, comme le fer de lance de son caractère « monstrueux » à l’égard des modèles universitaires traditionnels.

Sélectionner, exiger, assumer la contradiction entre le proche et le lointain, entre l’immédiatement utile et le professionnellement fécond 

Toutefois, à mesure que perçait sous la barbe latourienne un sourire grandissant, que les esquisses d’auto-contentement et de fierté faussement dissimulée pointaient au coin des lèvres d’étudiants qui se flattaient d’être au cœur de cette « merveille », que chacun commençait à se demander comment il montrerait à ses parents que oui, Sciences Po nous permettait ce « formidable détour, cette formidable mise à distance, ce formidable apprentissage ! », une question de fond émergeait : comment savoir si Sciences Po a réussi, réussit, réussira dans la fiabilité de son auto examen, et au nom de quels critères ? Latour n’a évidemment pas détaillé la place de Sciences Po dans les médias, ni donné des chiffres ou des statistiques à propos des débouchés professionnels. Il n’en avait pas besoin. La prouesse devait plutôt consister dans la liaison entre cette introspection, et l’hommage à Richard Descoings, en évitant pathos et mélodrame. Pourtant, si glorification de notre Institut il y a eu, glorification de notre Directeur a été faite également. Comme si, par de simples constats, par des souvenirs personnels, par les tirades qui nous ont montré les liens qui unissaient les deux hommes, l’auto-questionnement permettait de mieux se ressourcer, de mieux prendre le pouls des accomplissements passés, afin d’ancrer un « avant », et un « après ».

Nous ne parlerons pas de « mythification » de notre Directeur. Bruno Latour a pourtant réussi l’hommage total en introduisant 552942_3675067715922_1251826556_33549869_548732876_n.jpgsa… vie Facebook. Mieux encore : la page Facebook de R. Descoings comme « Capteur », miroir, lunette, du modèle qu’il avait lui-même crée. Latour a loué ces « capteurs aussi nombreux que sensibles » que ses étudiants amis sur Facebook étaient, que Descoings pouvait sonder. Certes, le Directeur d’une Université normale ne met pas le Marsupilami en photo de profil. Certes, le dirigeant d’une communauté de plus de 10 000 étudiants ne fait pas forcément part, à découvert, d’élucubrations personnelles telles que ses statuts « Journée de m…. » ou « Ban Ki Moon vous embrasse ». Et puis ? Nouveau rappel latourien : à l’image de Descoings, notre exceptionnalisme réside dans cette capacité à « Aviver toutes ces contradictions ». Mais l’exceptionnalisme Sciences Piste s’arrête-t-il ici ? La polyvalence de Bruno Latour l’aura empêché d’analyser une question pourtant centrale, celle du métadiscours. Il aurait été magnifique d’entendre Latour s’interroger sur la propre signification de sa leçon, d’expliciter pourquoi une telle problématique valait la peine d’être posée ici. Or, à aucun moment, Latour n’a questionné le fait même de se demander pourquoi Sciences Po n’était pas une université normale, ou le besoin qu’a Sciences Po de se poser une telle question. La prouesse analytique et oratoire aurait ainsi été totale si Latour avait pu décortiquer, tel un scientifique véritablement objectif, pourquoi nous en venons à tant débattre sur notre propre situation. En somme, l’analyseur analysé.

Assurément, Sciences Po n’est pas une université normale. Assurément aussi, il serait préjudiciable de sombrer dans l’autosatisfaction totale, dans l’enthousiasme débordant de la conception de Sciences Po comme étant le cœur du quartier Latin, « plus grand écosystème de recherche et de réflexion intellectuelle, sur fond d’atelier mondain », comme a semblé le louer Bruno Latour. Nous aurions pu partir à ce moment-là. Réfléchir sur cette leçon, sans entendre Jérôme Clément, dirigeant d’ARTE et ancien élève de Sciences Po, clore cette réflexion par un raisonné « c’est très bien d’être fier de ce qu’on est, mais il faut aussi se rendre compte de la réalité ». 2447084820031368985ZBJhhy_fs.jpg

3 Comments

  • camel

    Après tout c’est v-n-otre boulot la critique. Son discours est pretexte a mettre les deux pieds dans le plat pour dire que l’université française reste sclerosée..a chacun de se positionner si on admet pouvoir depasser la provocation de premier degré affirmant l’excellence de science po. bien entendu…

  • Latourette

    Ce discours ressemble tout de même de bien près à « l’auto-masturbation » (sic) que l’introduction prétendait craindre. Quant à l’article lui-même, il ne fait que tourner autour du pot, pour se parer des ornements du sens critique, sans jamais remettre véritablement en question le modèle supposé « anormal » (faut-il voir là un lapsus révélateur de la haine qu’entretient cette école vis-à-vis des prépas littéraires ?) de Science-Po.