1Q84 : le rêve éveillé d’Haruki Murakami

Haruki Murakami
En 2010, Belfond réédite l’une des nouvelles de Haruki Murakami issue du célèbre recueil L’Eléphant s’évapore (1989). Présenté dans une édition « luxueuse », illustrée d’une vingtaine de planches réalisées par Kat Menschik, Sommeil y est présenté comme l’une des nouvelles les plus énigmatiques de Murakami. Et, il est vrai que pour nombre de lecteurs, 17 euros pour une nouvelle d’initialement une trentaine de pages, cela constitue une énigme en soi … Mais voilà, « Voilà dix-sept nuits que je ne dors plus ». A la suite d’un rêve éveillé pour le moins dérangeant, une jeune femme se retrouve frappée d’une insomnie anormale. Elle n’éprouve plus le besoin de dormir. Libérée de tous devoirs physiologiques, une fois son mari couché et les devoirs conjugaux accomplis, elle se plonge dans la lecture d’Anna Karénine. Echappant à toutes lois physiques, dans une atmosphère douce amère, entre rêve éveillé et réalité indolente, Murakami présente une nouvelle ambiguë et étrange. Décevant pour de nombreux lecteurs, Sommeil se révèle cependant une clé de lecture importante pour la suite de l’œuvre de l’Ovni nippon.

« Ces journées sans sommeil qu’elle n’arrivait pas à s’expliquer étaient en fait mes journées d’apathie », « j’étais à ce moment dans une sorte de limbes ». Cette léthargie que Murakami évoque, cette période affalée dans son appartement à Rome, cette réalité onirique éveillée dans laquelle il y dénoue ces enchevêtrements intérieurs, c’est un peu le monde flottant de 1Q84. Annoncé comme une trilogie, les deux premiers tomes de 1Q84, sortent en France le 25 août 2011 ; le 28 je me précipitais à la Fnac pour me procurer un des derniers exemplaires de ce livre déjà en réimpression. Véritable phénomène au Japon, pressenti pour le prix Nobel 2011, il bat les records de vente établis par Harry Potter. Alors, best-seller grand public ou œuvre poétique novatrice ?

1Q84 ; le titre contient déjà tout un programme. Référence explicite à l’univers de George Orwell, jouant de l’homophonie du 9 et du Q en japonais. Le projet est tout de même plus complexe. 1Q84, n’est absolument pas un roman d’anticipation. « Partant du principe que le futur, comme nous le concevons, fait déjà partie des inventions de notre passé, j’ai pensé prendre le chemin inverse et reconstruire depuis le présent ce qui a pu arriver dans d’autres futurs également révolus » confie Murakami dans l’une des rares interviews qu’il accorde. Et tandis qu’en 1948 l’on conçoit l’avenir sous l’angle de l’anticipation totalitaire, en 2011 Murakami peint une fresque dans laquelle le fantastique pénètre presque par effraction. Une grande parabole « murakamiesque » dans laquelle on suit les destins croisés de Tengo et d’Aomamé, le monde bien réel de 1984, et l’univers hypnotique d’1Q84. Deux univers se rejoignant autour d’une communauté mystérieuse façon The Village, dont semble émaner les Little People. De mystérieux personnages, qui seraient à Murakami ce que Big Brother est à Orwell.

1Q84Romancier dont la passion de l’écriture se révèle tardivement, Haruki Murakami s’évade des terres ancestrales nippones et de leurs rives mouvementées. Dans un style approchant l’excentricité fantasque d’un John Irving – dont il est d’ailleurs le traducteur au Japon – Murakami est avant tout un formidable écrivain de nouvelles. Après avoir tenu un club de Jazz pendant huit années – ce qui se traduit certainement dans une prose nostalgique – il fait ses classes en s’inspirant très ouvertement de Fitzgerald, Capote et Carver. Une œuvre dominée par l’interrogation sur l’identité japonaise à travers les quêtes introspectives de ses antihéros solitaires. Récits le plus souvent apatrides, comme lui firent remarquer des étudiants américains, ce sont pourtant ces écrits qui renferment sa propre identité japonaise. Et c’est très surement dans ce substrat délirant que réside toute la force du néologisme « murakamiesque ».

Haruki Murakami auteur fantastique ? Si l’on rencontre dans ces nouvelles de nombreuses situations perturbantes telles que le sauvetage de Tokyo par une grenouille anthropomorphe de deux mètres de haut (Crapaudin sauve Tokyo, dans le recueil Après le tremblement de Terre, éd. 10/18, 2002) ; 1Q84 relève d’une alchimie toute autre. Magnifique diptyque, véritable valse entre deux univers divergents, rempli de contrastes, alternant chapitre après chapitres deux histoires dans lesquels le fantastique se distille à vitesse variable. L’ambigüité y est tenue d’une main de maître, et chaque chapitre l’on se demande si enfin 1Q84 a pris le pas sur la réalité – s’il ne s’agit pas plutôt de l’extravagance baroque d’un narrateur dont la poésie s’épanche dans le récit. Certes le procédé n’est pas nouveau. Murakami l’avait plus précisément mis au point pour La fin des temps (1985) dont le film Inception emprunte l’idée. Il semble néanmoins que la magie opère toujours.

Si les thèmes abordés dans 1Q84 ont déjà été exploité dans sa production antérieure, la trilogie s’annonce d’emblée comme une formidable synthèse – un roman total diront certains. Revenant sur une société dont le socle ne cesse d’être malmené depuis le tremblement de terre de Kobé en 1995 ; Murakami offre un spiritualisme introspectif autour de l’écriture – encré sur la frontière mouvante de la conscience et de la psyché. « Moins réels qu’une prémonition, moins diffus qu’une simple invention. Un temps possible, avec sa nostalgie propre. » Voici ce que pourrait être la post-icipation du XXIème siècle.

2 Comments

  • Sushi

    BRAVO !
    La Péniche.net devrait publier plus souvent des articles culturels de cette qualité. L’auteur perçoit parfaitement le phénomène Murakami et donne de nouveau envie de ce replonger dans ce rêve qu’est la lecture de 1Q84.